231225

Hurlements sur le chemin du retour. La déraison n’est pas un état sans commune mesure avec la raison, c’en est peut-être que la tension extrême, l’instant où elle est à se rompre, où elle va se rompre, où elle doit se rompre mais où, pour on ne sait quelle raison, elle ne rompt pas, tient d’une façon autre, mal, absolument, car il est vrai que c’est douloureux, mais pourquoi ne rompt-elle pas ? Pourquoi ne cède-t-on pas ? Pourquoi n’en finit-on pas une bonne fois pour toutes ? Quand cela va-t-il enfin s’arrêter ? Il pleuvait quand je suis sorti de l’EHPAD, tout à l’heure, et je me suis demandé si j’allais mourir. J’avais envie de pleurer, j’avais envie d’en finir, ou non, que cela en finisse, enfin, ai-je envie de dire, que ce soit enfin la fin, mais la fin ne vient pas. J’ai fait un détour par les docks pour m’abriter un peu de la pluie, et puis j’ai marché jusqu’à la Major en hurlant, que je voulais que c’en finisse, que je voulais qu’il meure (« Crève ! », hurlais-je), tout en l’insultant, tout en insultant le monde, et l’existence, et tout, tout ce qui vit, mais il ne meurt pas et je suis là, assis dans la chambre de ce mouroir à lui expliquer pour la cinq ou sixième fois qu’aujourd’hui nous sommes le mardi 23 décembre, que demain nous serons le mercredi 24 décembre, qu’après-demain nous serons le jeudi 25 décembre, mais il ne comprend pas, il ne comprend rien, et je suis dévasté, il me demande de lui confirmer que nous sommes bien en 2092, je lui dis que non, que nous sommes en 2025, alors il me dit que oui, que nous sommes en février, peut-être parce que je lui ai dit que nous irions à Rome au mois de février, je ne sais pas, rien de tout cela n’a de sens, il se souvient de choses anciennes, d’informations stockées dans sa mémoire, mais le présent est dévasté, comme moi, qui vis à présent, et qui me dis que je vais mourir avant lui, lui qui, de toute façon, survit, comme il a survécu à la mort de la mère, je vais mourir et lui sera toujours en vie. Je ne crie plus à présent, je marche. J’ai envie de faire le tour de Marseille sous la pluie. Je pense : c’est sans doute cela que je ne lui pardonne pas, que ma mère soit morte et non pas lui, ou qu’il ait survécu à la mort de ma mère. Quelle manque de dignité, me dis-je. Est-ce digne de mourir ? Non, peut-être, parfois, oui. Je n’ai jamais eu le sentiment, après la mort de ma mère, qu’il s’était comporté comme un père, prenant soin de nous, mon frère et moi, c’était son malheur à lui, lui, toujours lui, et aujourd’hui, encore, c’est lui, et toujours lui. Mais je l’ai dit : je n’ai plus de malheur pour lui, plus de malheur, non. Je ne me suis pas effondré. Je ne sais pas comment je fais. Ne serait-ce pas mieux de s’effondrer, de disparaître, fondu au noir et puis plus rien, enfin ? Sous la surface, il y avait cette rage qui est sortie d’un coup en sortant de l’EHPAD : la haine pure, la colère pure, la plus primaire des vérités, si pure et si primaire qu’on n’ose pas l’exprimer. Dans l’appartement que nous avons loué aux Catalans (le même que la dernière fois que nous sommes venus à Marseille), il y a une guitare, une Alhambra. Le son est chaud et profond. Je pourrais passer des heures à en jouer. Je me sens bien quand je joue de la guitare. Parfois, il me semble que c’est seulement quand je joue de la guitare que je me sens bien. Combien de fois mon père m’a-t-il intimé l’ordre d’arrêter de jouer de la guitare ? Combien de fois me suis-je senti coupable de jouer de la guitare au lieu de faire quelque chose de sérieux ? J’étais tellement heureux quand je jouais de la guitare. Ce devait être insupportable un tel bonheur. À présent, mon père ne peut plus m’interdire de jouer de la guitare. À présent, je peux être heureux.