Mort le jour de Noël. — Les légendes qui entourent l’art et la littérature (l’effondrement de Friedrich Nietzsche, la folie de Virginia Woolf, la maladie de Marcel Proust, le suicide de Walter Benjamin, et j’en oublie, la liste étant presque aussi longue que l’histoire de l’écriture), il est certes possible de les moquer comme autant de mythologies ineptes, ce que, dans une certaine mesure, elles sont, peut-être, mais il n’en demeure pas moins que — vues d’un autre côté — elles sont tout aussi constitutives de notre imaginaire que les œuvres dont les auteurs ont connu ces destins bizarres, déconcertants, édifiants, déchirants, banals comme un jour de neige en hiver, et qui nous fascinent. Ainsi, on peut bien prendre de haut qui ne manque jamais de rappeler que Robert Walser est mort un vingt-cinq décembre — parce que, pour le critique matérialiste qui tient que tout est rapport de domination et de pouvoir, cela relève du mythe, au sens péjoratif, que Platon, déjà, cela ne date pas d’hier, donnait à l’occasion à ce mot (« des histoires de bonnes femmes », écrivait-il, car on croit inventer, mais en fait, non, on ne fait que radoter), féerie négligeable au regard du sérieux avec lequel il faut aborder le champ littéraire —, cette date n’est pourtant pas indifférente, elle porte en elle quelque chose qui n’est pas étranger à ce que nous attendons de la littérature et à ce que nous investissons dans la lecture : un élargissement de notre horizon au-delà des bornes que nous sommes capables de concevoir à nous tout seul. Mourir le jour de Noël, Robert Walser n’est pas le seul à qui cela a dû arriver dans l’histoire de l’humanité, mais pour un écrivain comme lui, avec sa figure singulière, sa dégaine, et sa manière d’aborder le monde par en bas, pas le minimum, l’humilité, pour ne pas dire : l’humiliation, ce ne peut pas être sans conférer une aura christique à son œuvre et, partant, à l’idée que nous nous en faisons, à la manière dont nous le lisons. Il faut bien, en effet, trouver un chemin pour prendre la route. Et pourquoi ne pas commencer par la fin ? Qui a lu Walser et qui a vu la photographie où on le voit, gisant dans la neige, son chapeau à quelque distance de sa tête nue, et des traces de pas qui conduisent à cette ultime station ne peut pas manquer de faire le lien entre l’un et l’autre ; c’est cela que l’on appelle un destin. La notion de destin — parce qu’elle excède le champ littéraire où ses rapports de force s’exercent — est incompréhensible au critique matérialiste. Et pourtant, qui peut nier qu’il s’agit de matière, de chair, en son dernier état, le plus déchirant ? Un tel destin nous fascine parce qu’il répond à une question presque impossible à formuler et fait voir l’image de la vie depuis l’autre côté. La réalité vue de l’autre côté — un peu comme la lune : depuis sa face cachée —, n’est-ce pas une possible définition de la littérature ? Ou sinon une définition — la littérature n’étant pas un champ, n’étant pas le champ littéraire, n’ayant même pas besoin d’exister pour que nous lisions les livres de nos écrivains préférés —, une approche que rien d’autre ne permet, le caractère unique de l’activité d’écrire. Il s’agit toujours de voir les choses comme on ne peut pas les voir, de mettre au jour cette impossibilité, fût-ce depuis la grande nuit de l’hiver le plus sombre.

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