291225

The Man in the Macintosh. — Est-ce Dieu ou bien l’auteur ? On ne le saura peut-être jamais. Et alors ? Cela n’a sans doute pas la moindre importance. Mais, dans le livre, il n’est pas question d’ordinateur portable, si ? Trouve-t-on le mot laptop chez Joyce ? Je n’en suis pas sûr. Toujours est-il que, hier au soir, devant l’accomplissement du fait qui me rendit à moi-même mon propre mac portable inaccessible, je me suis dit : On ne s’imagine pas Michel, Seigneur de Montaigne empêché d’écrire ses Essais parce qu’il aurait perdu le mot de passe lui permettant d’y accéder. En revanche, ai-je dit à Nelly, poursuivant à haute voix, cette fois, le train de mes idées, Daniel Arasse a eu beau perdre sa thèse sur Bernardin de Sienne, cela ne l’a pas empêché de vivre. (Peut-être que, d’ailleurs, quelque part, quelqu’un, depuis des décennies, lit dans le plus grand secret, le livre inachevé.) Pertes (de mémoires, et autres) : signes des temps, tout simplement. Les uns valent-ils mieux que les autres ? Probablement que non. On s’imagine toujours des phénomènes exceptionnels, mais le sont-ils réellement ? Distrait, je lis les aventures d’un type qui se fait branler sur la plage par un autre type, et je n’y vois pas beaucoup de différences avec les aventures hétérosexuelles. Mais cela ne prouve rien, ne crois-tu pas ? Je ne sais pas. N’y pensais-je pas, l’autre jour, quand je me faisais remarquer qu’il y avait des expériences qui étaient à la fois universelles et singulières ? Je venais d’entendre une petite fille dire : « Papa », et ce mot, qui désigne n’importe quel père que son enfant appellerait ainsi, désigne pourtant à chaque fois une et une seule personne au monde. Le « papa » de cette petite fille qui n’est pas la mienne est le même que le « papa » de cette autre petite fille qui est la mienne et, pourtant, ce sont deux « papa » différents parce que ce sont deux papas différents de deux enfants différentes. Tout est le même et rien n’est le même. L’amour aussi, me suis-je dit, suivant de nouveau in petto le train de ma pensée, l’amour n’a-t-il pas aussi cette propriété d’être universel et singulier ? L’amour étant toujours quelque chose d’individuel, le même pour personne, et ne revêtant jamais, toutefois, de formes originales. Depuis que des mammifères s’accouplent, ils s’accouplent de la même manière. Et, la morale de mon histoire, la voici : peu importe leur sexe. La morale ? Que je ne m’avance pas trop, non. Cette singularité et cette universalité de la chose — note : je ne dis ni « universelle singularité » ni « singulière universalité » —, j’y ai pensé après que nous avons fait l’amour, hier au soir, après que mon ordinateur m’a échappé, c’est-à-dire une bonne partie de mon existence (j’avais préalablement fait une sauvegarde sur un disque dur externe, resté à Paris, avant de partir à Marseille), après que j’ai eu envie de pleurer parce que, décidément, cette vie est d’une imbécilité sans fond, et peut-être ai-je pleuré, je ne sais pas, sangloté sans doute, me suis pris la tête entre les mains, ai eu envie de disparaître, pensé que c’était la même façon de faire depuis des millions d’années, sans doute, et que, bien qu’absolument dépourvue de toute originalité, dans l’histoire naturelle et dans l’histoire amoureuse, les histoires des amours et l’histoire du nôtre, chaque fois, c’était un nouveau monde, une expérience sans pareille, sans comme mesure, unique en tant qu’elle est cette expérience et, même, dans la série des expériences passées, présente, et à venir. Tout a déjà eu lieu et rien n’a encore eu lieu : mais ce n’est pas une contradiction, au contraire, c’est une sorte de platitude, une vérité triviale, comme toutes les vérités, sinon, elles ne seraient pas vraies. 1078 années, si c’est le temps qui sépare l’univers actuel de sa fin, il y a des chances, en effet, pour que rien n’ait encore eu lieu, vraiment. Et pourtant, le temps paraît si long, parfois, qui nous sépare de l’origine supposée de l’univers, de notre monde, de notre naissance, de notre mort, de notre vie. N’est-on pas fatigué de vivre, si souvent ? On se complaît alors dans une forme d’onanisme, notre ego nous tenant lieu de zone érogène, on l’excite à l’excès parce que l’on ne voit pas, ne veut pas voir, ne peut pas croire qu’il n’y a rien dedans. Deux mammifères s’accouplent ; c’est là toute la loi de notre existence. Le reste périra, ne périra pas, nous renvoie aux profondeurs de l’histoire et aux vertiges du futur. Ajoutant des zéros aux zéros, soixante-dix-huit, donc, paraît-il, on semble n’ajouter que du rien au rien, on ne voit pas, ne peut pas voir, ne veut pas croire : on avait la fascination des fragments parce qu’on pensait le tout passé, mais on ne voyait pas, n’imaginait pas,  ne pouvait ni voir ni imaginer l’énormité de ce qui était encore à venir, toujours à venir, ou pendant un temps si long qu’il semble se confondre avec l’infini. À la théorie des zéros du futur, qui nous confrontent à l’infini, répond le néant de notre moi, un « zéro tout rond », comme l’écrivait Robert Walser. Que sommes-nous d’autre, au fond ? Mais que cela ne nous empêche pas de vivre ; — bien au contraire. Il le faut.