Bonnes Mères, 2.

Boulevard Bompard, rue Rigaud, traverse Flotte, chemin du Vallon de l’Oriol, boulevard Amédée Autran, chemin du Roucas Blanc, impasse Blanc, un chemin sans nom, montée du Commandant René Valentin. Jeudi 21.8.2025. 26°C. Vent. Nuages. Cirrus et altocumulus. Ciel bleu teinté de blanc pur.

Sans fin la terre de nos misères
des yeux je cherche une raison d’espérer
ou d’exister
le regard s’égare dans le bleu de la mer
tout est synonyme.

Bonnes Mères, 1.

Sans lieu ni date ni rien.

De la pointe à la pointe
milieu
la mer est un miroir
du sud de l’Europe à l’Afrique du nord
dit-on
deux églises s’appellent et se répondent
comme deux sœurs (jumelles)
que je n’ai jamais eues
là-bas
sur cette terre où mon père est né
et où je n’ai pas vécu
et ce phocéen ici qui m’a fait grandir
Notre Dame de l’Afrique
Priez pour nous et pour les musulmans
il y a une mère bonne pour chacune de nos douleurs.

41025

Ontologique. — Une porte fermée n’est-elle pas bien plus ouverte qu’une porte ouverte ? Paradoxe ? Peut-être. Mais ne regrette-t-on pas, après qu’on l’a ouverte, tout le mystère qui se trouvait derrière la porte quand elle était encore fermée, l’immensité des possibles qu’elle dissimulait et qu’un mouvement du poignet sur la poignée suffirait à révéler, bientôt, à découvrir ? Une fois ouverte, la porte, ne cachant plus rien, aura livré son ultime secret, souvent bien décevant : ah, l’infini, ce n’était donc que cela. Oh, bien sûr, le mystère ne fonctionne qu’une fois, par la grâce de l’ignorance : il faut qu’on n’ait jamais ouvert la porte pour qu’elle l’évoque, jamais ouvert la porte pour qu’elle excite à ce point l’imagination. Ou alors, il faut une imagination bien originale, laquelle s’abstrait de la porte singulière pour envisager quelque chose comme la porte en soi, laquelle abstrait de cette porte-là la portée universelle de l’ouverture : quand tout est fermé, que l’on veuille entrer ou sortir, rien n’est possible, on ne peut que se sentir enfermé, étouffer, quelque chose sent le renfermé, si seulement on pouvait ouvrir la porte, laisser un peu d’air frais entrer, on se sentirait mieux, n’est-ce pas ? Mais peu importe, à vrai dire, dans quel sens on veut tenir les portes fermées, que l’on veuille empêcher d’entrer, que l’on veuille empêcher de sortir, c’est toujours la même obsession de la clôture : si le loquet est assez solide, s’imagine-t-on, le monde sera sauvé. Mais comment peut-on croire que, à l’entrée ou bien à la sortie, la fermeture sauve quoi que ce soit ? On voit ici tout le poids de l’état d’esprit sur l’ontologie dont chacune comporte son interdit. Une ontologie, en effet, c’est avant tout quelque chose dont on dit que ce n’est pas, que cela n’a pas d’être. Une ontologie, c’est d’abord une prise de position sur le non-être. Avant tout, l’être est du non-non-être. Dans les ontologies minimalistes, cela se voit au premier coup d’œil, c’est d’ailleurs leur but : que presque rien ne soit. Mais, les ontologies maximalistes, elles non plus, n’échappent pas à cette règle. Ainsi, dans l’ontologie pourtant populeuse des idées platoniciennes, la boue, l’ordure, le poil n’ont-ils point d’idée, c’est-à-dire : n’ont pas d’être. La barbe de Platon est ainsi bien mal nommée, qui n’a pas d’essence ; mais voilà qui est hors du sujet. C’est pour des raisons esthétiques que Socrate, in fine, interrogé par Parménide au sujet de la participation de ces viles choses que sont les poils, ou les cheveux, l’ordure et la boue aux idées, lui oppose un refus définitif. Et puis, perdre son temps à penser à cela, c’est trop bête, ajoute-t-il, et on le sent un peu confus. Il préfère retourner dans son refuge (le pays des idées) ; là, la porte est bien fermée à clef (Parménide, circa 130c). L’ontologie, comme tout système, est une entreprise de rationalisation du rejet, du refus, de l’exclusion. En dernière instance, certaines choses ne méritent pas d’être. Il faut les éliminer. La porte n’est pas fermée — en tant que porte,  en vérité, une porte n’est jamais ni fermée ni ouverte, elle est toujours à la fois et fermée et ouverte, même si le temps semble nous indiquer le contraire, elle implique toujours son contraire : la fermeture est impliquée dans l’ouverture et, inversement, l’ouverture dans la fermeture, c’est le contraire qui rend possible son contraire —, nuance : il la faut fermer. Et la tenir fermement. Interdiction, élimination, ce sont deux manières de dire le même procès qui est fait à l’existence du point de vue de l’essence : si tout existe, tout ne mérite pas de l’être. Entendre : tout ne mérite pas l’être, tout ne mérite pas d’en avoir, de l’être. Minimaliste ou maximaliste, l’ontologie n’a rien à voir avec la réalité, dont elle n’a que faire, elle ne se préoccupe jamais que de son idée fixe, que de son état d’esprit : il y a des choses qui sont mais qui ne méritent pas de l’être. Il faut les juger, leur interdire l’essence afin de les détruire. En tant qu’ultime instance, toute ontologie est une entreprise de destruction. Toute ontologie est une politique du non-être.

31025

Pas de pause. J’entends : on ne peut pas se dispenser de vivre durant deux ou trois heures de temps à autre, une journée, quelques jours, alors on traîne cette encombrante carcasse qu’on appelle “la personne” dans l’espoir d’en faire quelque chose, de parvenir à dépasser l’état déplorable d’abattement, de déréliction dans lequel on se trouve, mais cela n’advient jamais, et pourquoi ? Eh bien sans doute parce que cette question absurde, qui commence par pourquoi ? A-t-on jamais trouvé une réponse à une question commençant par pourquoi ? Bien sûr que non. J’ai passé une partie de la journée à constituer un dossier de bourse pour mon catalogue des tombes, lequel ne s’appelle plus désormais comme cela, mais catalogue des profondeurs, titre qui, je l’espère, ne sera pas définitif, mais il faut bien nommer les choses (même si j’aime bien des profondeurs). J’ai écrit à Rodhlann, avec qui j’avais déjà parlé du projet, et il m’a assuré de son soutien, malgré le virus, ce qui m’a fait du bien, je crois, non pas de savoir qu’il publiera l’ouvrage si jamais je devais parvenir à le terminer, mais qu’il est là, qu’il m’écoute, que ce que je lui dis a du sens pour lui, qu’il s’y retrouve, qu’il y trouve quelque chose qui s’adresse à lui. Pour qui écrit-on, c’est vrai, sinon des gens dont on se sent proche ? Il me demande pourquoi je ne cherche pas un autre éditeur, un qui pourrait m’offrir l’exposition que je mérite, me dit-il, mais est-ce vraiment ce dont j’ai besoin ? Je n’en suis pas certain. J’ai besoin de chair humaine, ai-je envie de dire, non par goût cannibale, même si l’on pourrait se demander si toutes les relations que nous avons les uns avec les autres ne sont pas fondamentalement cannibales, mais parce que c’est l’amitié qui compte avant tout, que nous puissions nous parler, nous comprendre, entendre les désaccords, et tout ce qui forme une vie humaine. Et ce n’est pas quelque chose que je dis pour me consoler de n’avoir pas de succès, mais parce que c’est vraiment ce que je ressens. Qui peut vouloir vendre son âme pour quelques euros de plus et cinq minutes de célébrité ? Et qui, y consentant, serait assez la dupe de soi pour s’illusionner quant à son intégrité ? Mirages, tout cela. Mieux vaut se concentrer sur ce qui importe vraiment : écrire.

21025

And doom goes with her in walking, étais-je en train de lire quand la manifestation est passée sous mes fenêtres, rendant impossible par le vacarme qu’elle faisait toute forme de concentration. Pourtant, il n’y avait pas grand-monde sur le boulevard, les rangs des manifestants étaient clairsemés, il me semble que c’est ainsi que l’on dit, et l’on avait du mal à savoir, en vérité, pourquoi tous ces gens qui étaient là étaient là, ce qu’ils avaient en commun, à part leur mécontentement vociférant. Est-ce que cela fait un programme politique, le mécontentement ? Il est probable que non, mais cela fait du bruit, oui, et c’est peut-être suffisant, après tout. Ou tout ce que l’on peut faire, plus certainement, pour avoir le sentiment d’exister. Qui vit à une époque comme la nôtre peut-il espérer autre chose ? Ce qui signifie aussi : avec la conscience des drames, des massacres auxquels les expériences collectives ont donné lieu au cours des siècles passés. L’auteur du poème que j’essayais de lire, plus mal que bien, n’en est-il pas l’expression, à sa façon ? Hang it all, Robert Browning, commence le poème, there can be but the one Sordello. Après quoi, il est question d’Hélène de Troie (And doom goes with her in walking), de Dionysos en bateau pour Naxos, et puis je ne sais plus quoi, je ne parvins plus à me concentrer. Au milieu de tout cela, il a été question de mon père, aussi. Et tout est devenu si confus que j’ai perdu toute force, toute envie, toute énergie, j’ai fermé le livre, regardé quelques instants encore les lettres capitales de sa couverture, et n’ai plus rien voulu, que le silence, et la nuit — noire — qui, comme le silence, ne viendrait pas, ne viendra plus jamais, ou alors ce sera la fin. Tout m’angoisse en ce moment, c’est épuisant. Je cherche un peu de détermination où je la peux trouver, mais tout semble m’échapper. À mesure que la manifestation passait sous mes fenêtres, j’ai noté quelques slogans. Et puis, j’ai pris quelques photographies, aussi. Mais j’ai tout effacé. Si peu de signification me semblait avoir ce à quoi j’assistais contre mon gré. Et puis, je ne lis pas Pound ébloui d’admiration. Le compagnon qui avance à mes côtés (qui l’est bien plus que je ne le suis, admiratif) ne manque jamais de souligner les erreurs de traduction qu’il commet. Et je sais dans quoi l’auteur s’est abîmé, je sais la bassesse, la laideur, la méchanceté qui furent les siennes, et l’humiliation dont il fut aussi — par vengeance, en quelque sorte — la victime. Et son ridicule. Dans l’un des poèmes auxquels je travaille, je décris ce ridicule, lequel me semble indissociable des expériences collectives dont je parlais à l’instant : certes, il y a la violence, certes, il y a la mort, certes, il y a l’utopie, mais il y a aussi la bêtise, laquelle ne peut pas être négligée, ne doit pas l’être, mais fait au contraire partie intégrante de ces expériences. Mais cela, je l’ai déjà dit, et mieux, je crois (17225). Ce que je cherche, c’est ma version de la Méditerranée, qui englobera tout ce que je veux dire. Car, ce qui est né dans ce bassin, il y a quelques milliers d’années, ne peut pas mourir, il ne faut pas le laisser mourir. Mais encore faut-il le dire.

Thot graphomane (carnet noir), II. : au départ

Au départ
génie critique
la chose passe
y a-t-il un endroit où elle crie gare
à la fin ?
j’entends et c’est comme une science molle
la justesse du précipice (après l’arrêt la chute)
où sont passées les roches de nos rêves ?
grottes muettes à présent
ou bien inondations
te souviens-tu des baigneuses ailées ?
on faisait alors l’éloge de l’avance
et les festins de mollusques
coquilles vides
vestiges de l’âge
quand la mer nous aura engloutis
nous serons de retour
— à la maison.

11025

J’ai froid. Mais la cause ne se lit pas sur les courbes de température (ni dedans ni dehors). Plutôt en ceci : je me sens seul, bête, vieux et fatigué. Et donc, j’ai froid. J’ai écrit un poème ce matin, un poème que je ne comprends pas, et qui me rend heureux. Pas spécialement de ne le comprendre pas, non, simplement de l’avoir écrit. Va le vendre, ça. Évidemment, on ne le peut pas. Dans le même temps, je regarde ce petit lopin de l’univers : le comédien célèbre qui se filme en train de faire la promotion de son petit livre, la jeune femme passionnée de yoga et de développement personnel qui se photographie les fesses à l’air au bord de sa piscine, — qu’est-ce que cela veut dire ? Quelque chose, probablement, oui, mais quoi ? je n’en sais rien. À un moment de la courbe, l’inflation du non-sens ne doit-elle pas nous inciter à l’inverser ? Mais c’est comme l’ambulance avec ses deux sirènes qui hurlent à m’en percer les tympans et qui doit encore klaxonner pour se frayer un chemin sur le boulevard pourtant quasi désert. De tout cela, et de tant d’autres choses encore dont je n’ai pas l’intention de faire le catalogue, ni ici ni ailleurs, rien n’a de signification, et pourtant, nous continuons quand même. Nous allons plus loin quand, peut-être, il faudrait rester ici, tout simplement, voir comment c’est fait, tâcher d’y comprendre quelque chose ou se féliciter de ne rien comprendre du tout. Bientôt, me suis-je dit, je ne sais plus quand, peut-être était-ce à l’instant même, bientôt, sur le chemin de mon origine, il n’y aura plus personne de vivant, avant moi. Mais cela ne fera pas de moi le premier pour autant, ce sera simplement un peu plus de solitude. Même si cet état de fait a déjà commencé. L’ambiguïté, peut-être : je ne me sens pas proche de mon père, mais la distance qui grandit refroidit encore l’atmosphère. Il fait de plus en plus froid. Ou peut-être est-ce moi, c’est tout. Moi qui ne sais pas, moi qui ne comprends pas, moi qui cherche quelque chose qui n’existe pas, moi qui ne sais pas quoi faire de ma vie, moi qui vieillis, moi qui espère quelque chose qui me désespère ou me désespère d’espérer encore.

30925

Tristesse & sentiment d’irréalité. Durant la nuit, me dira mon frère au matin, mon père a donné des coups à une infirmière. En conséquence de quoi, il descend de deux étages et, du service gériatrique où il était hospitalisé, passe au service Alzheimer. Tout est bien réel, pourtant. Voire, un peu trop. Et c’est de cet excès de réalité que provient, à n’en pas douter, la tristesse qui m’envahit. On se dit qu’on aurait pu, qu’on aurait dû, mais quoi ? La vérité, c’est qu’on ne peut rien, et quant à ce que l’on doit, en l’espèce, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? La réalité n’est-elle pas, j’allais dire par une sorte de définition même, ce qui nous interloque, nous méduse ? Ou plutôt : nous médusons le réel pour vivre sans lui, figeons la réalité dans une stabilité qui lui est étrangère. Et, quand nous ne pouvons plus procéder ainsi, par pétrification de la réalité, parce que la réalité trouve toujours le moyen de déborder les notions que nous nous en faisons — la réalité est ce qui déborde la notion que nous en avons, la submerge, l’abat — nous sommes comme la Méduse du Caravage : par un invisible effet de miroir, en mourant, la Gorgone vit l’effroi qu’elle a inspiré à ses innombrables victimes en le voyant. Ce qu’elle voit, c’est l’inévitable, l’incontournable, l’insurmontable, la réalité. La réalité dit toujours : Tu ne peux pas faire autrement, tu ne peux pas m’éviter, tu ne peux pas détourner le regard, pas cette fois, non, cette fois, il va falloir que tu me regardes en face, et ce que tu vas voir, c’est la mort, la mort de tout être, la mort de qui t’est plus cher, ta propre mort. Réalité : mortalité. Est-ce son sens ultime ? Je ne sais pas. À quoi bon ce genre de questions ? Elles ressemblent à des regrets, elles arrivent a posteriori, toujours en retard. La réalité annule toute possibilité de retard — elle advient sans délai, sans pause, sans halte — et, ce faisant, elle supprime le temps. Il n’y plus de bifurcation, ou mieux : la réalité a forcé la bifurcation, elle nous a engagé dans le monde. Et, pendant le temps que dure l’effroi dans lequel elle nous plonge, il n’y a plus d’autre chemin possible. Si nous sommes encore là, nous aurons le loisir, peut-être, de nous faire de nouvelles notions, d’entreprendre d’interminables voyages. Et, si nous ne sommes plus là, eh bien, nous ne sommes plus du tout. Alors, il n’y aura plus de question, il n’y aura plus de réponse. S’il y a quelque chose à voir, nous le verrons. Et sinon. Sinon quoi ? Rien. À quoi bon ? Aujourd’hui, c’était la Saint-Jérôme, ma fête. Bonne fête.

29925

Il m’est apparu, ai-je écrit à Nelly, que c’est seulement quand je cours que je me sens réellement bien. Et puis, mais je ne l’ai pas dit à Nelly, je l’ai développé pour moi seul un peu plus tard à partir de cette apparition, il m’a semblé que je pouvais élargir cette remarque et dire à peu près quelque chose comme ceci : c’est seulement quand je suis en mouvement, quand je me déplace, marche, et caetera, que je me sens réellement bien. Et c’est vrai que le souvenir de mon arrière-grand-père, Dominique Antoine Orsoni, qui fut berger de son état dans le Nebbio (Nebbiu) à Murato (Muratu) m’obsède.  Et provoque des réactions en moi qui ne sont pas loin, parfois, de l’hallucination : comme lorsque je me vois — comme si c’était quelque chose que j’avais effectivement vécu — contempler des paysages que je n’ai jamais vus. Souvenir fictif, faut-il dire, d’autant que je n’ai pas connu mon arrière-grand-père, je n’ai pas connu non plus mon grand-père paternel, mais qui ne m’en hante pas moins pour cela. Fictif, et dont je n’ignore pas non plus toute l’épaisseur d’imaginaire qui l’enveloppe (le poète berger) et n’avait sans doute pas grand-chose à voir avec la réalité d’un métier que je me représente comme dur, austère, harassant, peut-être pas très éloigné du servage, la différence entre la bête et l’homme s’estompant forcément dans la proximité quotidienne. D’où viendrait sinon l’image du dieu Pan, mi-homme mi-bouc ? Mais si, comme le dit Robert Graves, Pan était « un personnage tranquille, insouciant et paresseux, aimant par-dessus tout sa sieste » et pour lequel les Arcadiens n’avaient aucun respect, le dieu berger et apiculteur, maîtrisait l’art de la prophétie et inventa la flûte qui porte son nom. Or, prophète et musicien, ne sont-ce pas là les qualités premières du poète ? Au musée, cet été, les cartes du ciel du berger astronome (Boris Emeriau) m’avaient fait forte impression. Aujourd’hui, j’y pense sans doute à cause de ce passage que je retrouve au début des Métamorphoses (livre I) : « Tandis que l’ensemble des animaux est courbé et regarde / La terre, il a accordé à l’homme la station debout, lui permettant / De contempler le ciel et de lever la tête vers les étoiles. » Question de posture, en effet, tout ne l’est-il pas ? Et de déplacement, d’observation, d’invention. Mais n’est-ce pas indissoluble ? Comme la nuit noire, manque trop le silence. 

28925

4×10=40. C’est le nombre de pompes que je fais, en début de soirée, pour tâcher de contrôler la nervosité qui m’envahit. Ensuite, je vais préparer la part du dîner qu’il me revient de cuisiner. Je ne sais pas si cet exercice de diversion (les pompes) fonctionne, mais c’est toujours cela de fait. À quoi bon ? Je ne sais pas. Cette question est dévastatrice : correctement assénée, il n’est rien qui lui résiste, tout semble vain à sa lumière sombre. Est-ce que je crois en ce genre de “lumière sombre” ? Quelle étrange question. Psychopompes, devrais-je dire. Un des passages qui m’ont fait la plus forte impression dans le texte de Benjamin sur le Paris de Baudelaire au Second Empire est celui où il fait remarquer, en passant, qu’à son époque il fallait encore traverser la Seine en bac (p. 83). Et la poésie noire qui s’en dégage. Alors, l’image de Charon faisant traverser le Styx aux âmes des défunts ne devait pas évoquer un mythe très éloigné de la réalité ordinaire. Et n’est-ce pas ainsi que les mythes cessent d’être crus : quand la réalité ordinaire s’est éloignée d’eux au point qu’ils ne paraissent plus que des histoires anciennes, qui ne dupent que les gens crédules et arriérés ? Ou alors, il faut avoir une imagination particulière et, sous la couche d’incrédulité qui les recouvre désormais, savoir lire la poésie sombre qui les anime, la lumière noire dont ils éclairent le monde. On peut aussi poser différemment la question : À quel mythe un crématorium est-il susceptible de donner naissance ? Quelles croyances communes peuvent-elles bien être partagés par les humains qui, à notre époque, s’adonnent à de telles pratiques funéraires ? Et dans les esprits de quelle sorte d’êtres humains l’idée même d’un four crématoire ne donne-t-elle pas des frissons, des sueurs froides, des fièvres insomniaques ? Probablement les gens avec lesquels il m’est donné de vivre. N’est-ce pas désespérant ? Hier après-midi, Nelly, à qui je confiais mes états d’âme — ceux que je ne confie même pas à ce journal — m’a suggéré d’aller voir quelqu’un, comme on dit, moins les chopompes, c’est-à-dire. Mais cela n’aurait tout simplement aucun sens, lui ai-je répondu, je ne peux pas confier mes pensées à des gens qui ont les goûts de mes contemporains, ils ne pourraient tout simplement pas comprendre. S’ils le pouvaient, cela, je ne l’ai pas dit à Nelly, je n’y pense que maintenant, toujours l’esprit de l’escalier, mais l’essentiel, c’est de ne pas trébucher, s’ils pouvaient me comprendre, ils achèteraient mes livres, ne crois-tu pas ? Moi, en tout cas, je le crois.