28925

4×10=40. C’est le nombre de pompes que je fais, en début de soirée, pour tâcher de contrôler la nervosité qui m’envahit. Ensuite, je vais préparer la part du dîner qu’il me revient de cuisiner. Je ne sais pas si cet exercice de diversion (les pompes) fonctionne, mais c’est toujours cela de fait. À quoi bon ? Je ne sais pas. Cette question est dévastatrice : correctement assénée, il n’est rien qui lui résiste, tout semble vain à sa lumière sombre. Est-ce que je crois en ce genre de “lumière sombre” ? Quelle étrange question. Psychopompes, devrais-je dire. Un des passages qui m’ont fait la plus forte impression dans le texte de Benjamin sur le Paris de Baudelaire au Second Empire est celui où il fait remarquer, en passant, qu’à son époque il fallait encore traverser la Seine en bac (p. 83). Et la poésie noire qui s’en dégage. Alors, l’image de Charon faisant traverser le Styx aux âmes des défunts ne devait pas évoquer un mythe très éloigné de la réalité ordinaire. Et n’est-ce pas ainsi que les mythes cessent d’être crus : quand la réalité ordinaire s’est éloignée d’eux au point qu’ils ne paraissent plus que des histoires anciennes, qui ne dupent que les gens crédules et arriérés ? Ou alors, il faut avoir une imagination particulière et, sous la couche d’incrédulité qui les recouvre désormais, savoir lire la poésie sombre qui les anime, la lumière noire dont ils éclairent le monde. On peut aussi poser différemment la question : À quel mythe un crématorium est-il susceptible de donner naissance ? Quelles croyances communes peuvent-elles bien être partagés par les humains qui, à notre époque, s’adonnent à de telles pratiques funéraires ? Et dans les esprits de quelle sorte d’êtres humains l’idée même d’un four crématoire ne donne-t-elle pas des frissons, des sueurs froides, des fièvres insomniaques ? Probablement les gens avec lesquels il m’est donné de vivre. N’est-ce pas désespérant ? Hier après-midi, Nelly, à qui je confiais mes états d’âme — ceux que je ne confie même pas à ce journal — m’a suggéré d’aller voir quelqu’un, comme on dit, moins les chopompes, c’est-à-dire. Mais cela n’aurait tout simplement aucun sens, lui ai-je répondu, je ne peux pas confier mes pensées à des gens qui ont les goûts de mes contemporains, ils ne pourraient tout simplement pas comprendre. S’ils le pouvaient, cela, je ne l’ai pas dit à Nelly, je n’y pense que maintenant, toujours l’esprit de l’escalier, mais l’essentiel, c’est de ne pas trébucher, s’ils pouvaient me comprendre, ils achèteraient mes livres, ne crois-tu pas ? Moi, en tout cas, je le crois.

27925

La nuit soudaine. Ne devrais-je pas taire certaines de mes pensées ? Sinon, toutes ? Et peut-être pas tant aux autres qu’à moi-même, en tout premier lieu : faire de la pensée une sorte de fort intérieur d’où rien ne sort ? Mais pourquoi le ferais-je ? Comment cela pourrait-il être bon ? Ou simplement : souhaitable ? Je ne le conçois pas. Est-ce, au contraire, que je souhaite être en paix avec mes pensées ? Au sens : qu’elles ne soient pas perturbées par les autres, leur dehors ? Mais je ne suis pas en paix avec mes pensées. Mes pensées ne sont pas des pensées en paix, encore qu’elles puissent être des pensées de paix, des pensées pour la paix, pour la paix de l’âme, par exemple, elles ne sont pas en paix avec elles-mêmes, ne sont pas en paix avec le monde, encore qu’elles puissent chercher comment être en paix avec l’univers, le cosmos (le cosmos, en ce sens, alors, n’est pas le monde), elles sont en guerre. Or, à supposer que cette nuance puisse avoir une signification quelconque, ce que je crois, mais je ne suis pas seul au monde, mes pensées ne sont pas en guerre contre (elles-mêmes, moi, le monde), elles sont en guerre avec elles-mêmes, avec moi, avec le monde. Elles sont dedans, elles sont incluses, elles se comprennent elles-mêmes dans la guerre, elles ne sont pas une force extérieure (comme deux ennemis sont des forces extérieures l’une à l’autre), elles savent que la destruction à laquelle elles risquent de conduire, d’aboutir, qui risquent d’être leur achèvement, leur accomplissement, sera aussi la destruction d’elles-mêmes, en tant que pensées, en tant que formes de vie possibles. Toute guerre, ainsi, est une guerre avec le néant, en tant qu’il est l’origine, le moyen, et la fin de la guerre. C’est une guerre sans vainqueur ni vaincu et qui ne connaît qu’un terme : la mort. À quoi bon la mener, cette guerre, dès lors, me demanderai-je à moi-même ? Et je ne saurai pas quoi répondre à cette question. Et c’est tant mieux, peut-être : seules les questions sans réponse ont un intérêt, elles nous éveillent à autre chose que nous-mêmes quand tout le reste nous y enferme, nous clôt dans la forme tautologique de la première personne (« Je sais ce que je sens », « Je suis ce que je suis »). Il ne faut pas refuser de dire je, il faut refuser de parler mal.

26925

Avenue René Coty, un homme à la peau sombre est assis sur un banc. À la bouche, un ballon gonflable noir dans lequel il respire. À ses pieds, deux bouteilles de protoxyde d’azote dont je suppose avec le contenu desquelles, je suppose, il a rempli son ballon. Cette scène se déroule dans une atmosphère de banalité, comme si elle était absolument normale, comme si la vie — comment faut-il l’appeler ? la vie moderne, mais qu’est-ce que ce que je viens de décrire peut bien avoir de moderne ? ou alors, trivialement, la vie que nous menons, tout simplement — contenait cela : on entend parler d’événements, de phénomènes, on y assiste, et l’on se dit : « C’était donc vrai », et puis l’on passe son chemin. Je n’ai ressenti aucune forme de commisération, ou bien est-ce ainsi qu’elle s’exprime : par la description quasi clinique de ce qu’il se passait là à ce moment-là ? Quand je suis repassé au même endroit, une demi-heure plus tard, au moins, l’hommer à la peau sombre était toujours là, le ballon à la bouche dans lequel il respirait. Entretemps, au Parc Montsouris, tout en marchant, j’avais appelé mon père au téléphone pour savoir comment se passait son hospitalisation. Des médecins sont venus le voir, m’a-t-il dit, lui ont posé des questions et, à l’entendre, on avait l’impression qu’il avait passé l’épreuve d’un concours dont il estimait ne s’être pas trop mal sorti. Peut-être est-ce une sorte de déformation professionnelle, me suis-je dit, le syndrome de l’enseignant. Moi j’avais un peu l’impression de flotter dans ces divers degrés de misère qui m’atteignent plus ou moins. Je n’ai pas bu d’alcool depuis trois semaines. Et, ce matin, quand je me suis pesé, la balance sur laquelle j’étais monté tout nu après être allé courir (habillé) semblait indiquer que j’avais perdu cinq kilogrammes. J’ai trouvé que c’était satisfaisant et je me suis douché. Toujours le sens semble s’échapper. Et l’on est tenté alors de chercher un sens supplémentaire pour pallier cette échappée. Mais cette tentative ne fait qu’ajouter un manque à une fuite. Est-ce à dire qu’il n’est pas possible d’atteindre au sens ? Tout d’abord, il ne faut pas croire au sens : il n’y a pas de sens unique (avec ou sans jeu de mots). Il y a des constellations de sens. Qui n’aurait pas l’impression de se perdre dans une telle immensité, laquelle ressemble à s’y méprendre à une parfaite vacuité ? Un peu comme dire : Je cherche, mais y a-t-il seulement quelque chose à trouver ? À moins de postuler a priori un sens unique (une pétition de principe), il est impossible de le savoir. L’idée de constellations du sens invite à des voyages. Où nous sommes comme des étoiles errantes. Pense aux larmes de Rostov devant l’ignominie du vol dont Télianine s’est rendu coupable (la bourse de Dénissov). Qui ne ressent aussi profondément les choses ressent-il quelque chose ? 

25925

« Tout comprendre, c’est tout pardonner », en français dans le texte, fait dire Tolstoï à la princesse Marie à propos de la princesse Lise, la femme de son frère, André, alors que ce dernier s’apprête à partir à la guerre. « Il faut se mettre à la place de chacun », la remarque qui précède la phrase devenue extrêmement célèbre, l’éclaire : il n’y a pas de mollesse chez la princesse Marie, nulle faiblesse, nulle complaisance, bien plutôt une grande détermination qui, simplement, ne s’exprime pas dans le soi, ne revient pas à centrer le monde autour de soi — ce que fait son frère André, lequel ne supporte pas de rester là où il est, mais a besoin de se mettre en scène, d’agir, de se battre, ce qui l’empêche de comprendre, c’est-à-dire d’accéder à un autre point de vue que le sien propre —, mais à s’excentrer, à oublier le moi, voire à le nier, et à s’ouvrir aux êtres. « Pourquoi parler de moi ! », s’exclame-t-elle ainsi. Et oui, pourquoi ? Le pardon n’est pas la négation du mal (de sa réalité) — ici, en tout cas, il n’est pas question du mal en tant que problème, c’est un problème plus léger, pourrait-on dire, même si l’on pressent le drame à venir, qui viendra mettre en abyme la scène du pardon universel —, le pardon est don de soi : pour qui parvient à s’oublier suffisamment pour se mettre à sa place, l’autre cesse d’être un mystère, une énigme, il devient enfin compréhensible. Le pardon n’est pas l’excuse — il n’en est pas question, non plus, ici — mais une intelligence plus grande. La seule objection que l’on pourrait faire à cette position, c’est que Dieu seul est à même de tout comprendre et, donc, de tout pardonner, mais en réalité, ce n’est pas une objection : c’est le principe même sur lequel se fonde le pardon par la compréhension de la princesse Marie. On ne peut pas accéder au point de vue de Dieu — on ne peut pas voir les êtres comme Dieu, qui voit tout, les voit —, mais on peut postuler l’existence d’un tel point de vue et régler sa conduite sur lui. Il n’y a pas d’autre morale possible, semble dire Tolstoï à travers la princesse Marie, car toute autre morale est faussée par la lourdeur du jugement qui porte, qui pèse, qui trouble, qui empêche l’intelligence, c’est-à-dire l’amour. La véritable intelligence, semble dire Tolstoï à travers la princesse Marie, c’est l’amour. Toute autre compréhension, toute autre intelligence est lourde du jugement, c’est-à-dire du péché. Je ne sais pas si je comprends bien cette phrase, mais elle m’émeut toujours autant. Elle est devenue un cliché — sans doute parce que l’on n’essaie plus vraiment de la comprendre — alors qu’elle porte en elle quelque chose de toujours neuf, et d’une profondeur qui, pour nous, qui sommes toujours en train de juger, toujours en train de prendre position, toujours en train de choisir notre camp, toujours en train de partir en guerre, comme le prince André, est insondable. Au jardin du Luxembourg, comme à Marseille face à la mer, écrit des vers d’un poème dans le petit carnet au bison noir. Plus ou moins grand, l’écart.

24925

Quarante-cinq minutes passées au téléphone avec mon père m’épuisent. Après cela, je me sens complètement vide. À deux reprises, au moins, il me parle comme si je n’étais pas au téléphone, mais avec lui, à l’endroit où il se trouve, soit à environ six-cent-soixante kilomètres de là où je suis, et la deuxième fois, je comprends qu’il me voit, là, dans la même pièce que lui. Je lui demande où je suis et il me répond : « Sous le judoka ». Ce par quoi il faut entendre : « Sous le tableau peint par le père de J. et que ma mère lui avait acheté. » Hasard des choses, ce tableau bleu représente sous une forme très épurée un homme qui se regarde dans un miroir. Peu à peu, je parviens à comprendre que ce qu’il prend pour moi, c’est un fauteuil, ce qui s’explique par le fait qu’il soit presque totalement aveugle, mais cela n’explique en rien l’absence d’aperception critique, le fait qu’il ne porte aucun jugement sur sa perception et l’erreur d’interprétation qu’il fait qui lui permette de rejeter comme une illusion le fait que je sois dans la même pièce que lui alors que je suis à des centaines de kilomètres de là. Et puis, il me confie qu’il se sentait bien là, avec moi dans la pièce, en train de me parler. Je lui dis : « Mais papa, je suis à Paris. » Ce à quoi il répond qu’il sait. Mais le sait-il vraiment ? Je ne sais pas. Je ne le crois pas. Il me semble que ce n’est qu’une phrase, réflexe en quelque sorte, sans référence aucune dans le monde commun. Pendant quarante-cinq minutes, tout dans notre conversation sera exactement comme cela, lourd de déni quand moi je ne cesse de lui dire que non, que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas possible, qu’il se trompe, que c’est une illusion, une hallucination. Quand je raconte cela à Nelly, elle me dit qu’il lui semble qu’il ne faut pas détromper les personnes qui souffrent de ce genre de troubles. Mais, précisément, nous ne savons pas de quels troubles il souffre. Demain, il entrera à l’hôpital où il passera des examens pour tâcher de le savoir. Ma crainte, ainsi que je le confierai à mon frère quand je l’aurai au téléphone après avoir parlé à mon père, c’est que l’illusion fasse illusion, d’une façon ou d’une autre, que les médecins ne décèlent pas les troubles qui sont les siens. Je suppose que cette crainte n’est pas rationnelle, et justement : c’est une crainte. Je me sens tellement dépassé par ce qui arrive. C’est là que je perçois la limite du langage : j’ai beau dire à mon père que non, ce n’est pas vrai, il me semble impossible de lui faire entendre raison. Y a-t-il pour autant un sens général à donner à cette limitation ? C’est un pas que je suis enclin à faire, effectivement. À tort, peut-être. Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai du mal à trouver un sens quelconque à cette situation. Sans doute parce que cette situation n’a pas le moindre sens. Et cela, aussi, ne faut-il pas le généraliser ? Rien n’a le moindre sens. Le faut-il ? Ce que je pense a bien un sens pour moi, mais comment élargir le cercle de la signification ? Hors des idées préconçues qui font le sens commun d’une époque, le peut-on seulement ? Le cercle de la signification n’est-il pas toujours d’un diamètre infime et ne s’élargit-il pas qu’en devenant banal, c’est-à-dire en perdant de sa signification, ou en disparaissant purement et simplement, en tombant dans une sorte d’incompréhension, de non-sens, d’oubli ? Note de symptôme : les gens parlent trop fort à mon goût et, de plus en plus, me semble-t-il, pour s’exprimer, ils crient.

petits chantiers

Camarades,
Je vais mettre en œuvre mon idée de “petit chantier” (qui lit mon journal sait déjà plus ou moins de quoi il s’agit) : des pensées sur l’être, la mer, l’époque, le bâti, l‘univers, et caetera, qui courent le long de sept pages A4 reliées entre elles par une simple agrafe et agrémentées de deux dessins d‘une photographie instantanée. Sur le principe des deux premiers cahiers des “habitacles” : diy strict. Le concept de “petit chantier” étant itératif, il y aura un premier petit chantier, un deuxième petit chantier, et nous verrons bien où cela nous conduira. Je n’ai pas encore d’idée précise concernant le prix de vente (incluant les pharaoniques frais de port), mais si l’idée vous intéresse, n’hésitez pas à vous manifester pour que nous envisagions tout cela ensemble.
À tout bientôt,
Jérôme

23925

Dormi à mi-temps, cette nuit. Pour me punir de mon optimisme diurne, sans doute, ai-je songé, tout d’abord, et puis, au réveil, Nelly m’a dit que, dans son rêve, moi, je ne me souviens pas des rêves que j’ai faits cette nuit, ni même si seulement j’en ai fait, dans son rêve à elle, m’a dit Nelly, je me suicidais. Pour les laisser en paix Daphné et elle, déclarais-je, m’a-t-elle raconté au réveil décrivant la scène de son rêve, consternée, je décidais d’en finir avec la vie, et m’ouvrais les veines. Même si j’ai mal dormi, ce n’était pas à ce point mortel et, en aucun cas, cela ne justifiait une mesure aussi radicale, mais peut-être puis-je tout de même émettre l’hypothèse d’une sorte de circulation camérale, une sorte de caméralité, disons aussi, de passage d’un sommeil à l’autre, à la faveur du lit partagé, d’un rêve à un état d’éveil à demi, qui aura perturbé mon sommeil et m’aura empêché d’en jouir à plein durant la nuit : Nelly rêvant ma mort m’aura empêché de trouver un plein sommeil, — qui pourrait douter du plausible d’une telle considération ? Il y a un passage très étonnant dans l’Annonciation italienne de Daniel Arasse. Dans ce passage, Arasse consacre plusieurs pages à un tableau qui n’existe pas (on l’a perdu). Tout ce dont on dispose pour parler de ce tableau, c’est d’une description laconique : « [Ambrogio Lorenzetti] a peint excellemment une belle peinture de l’Annonciation de la Vierge avec la descente très majestueuse de l’Ange et la consternation de la jeune vierge à cette arrivée » et une copie qu’on suppose vraisemblable faite par un peintre fort peu connu (et qui sans cette copie supposée d’un tableau que personne n’a vu depuis la fin du XVe siècle ne figurerait sans doute pas dans l’ouvrage d’Arasse). Ce qui n’empêche toutefois pas Arasse de conlure : « Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans l’Annonciation la plus dramatique des trois [qui, donc, n’existe pas], celle de San Pietro del Castelvecchio, la figure volante de Gabriel s’inscrit sur un fond de panneaux de pierre colorée dont Georges Didi-Huberman a par ailleurs montré la possible fonction théologique comme ‘figure dissemblable’ de la divinité incarnée. » (p. 91) Il me semble qu’il y a une de ses Histoires de peintures où Arasse évoque ce type de raisonnements qui portent et intègrent des tableaux qui n’existent pas, n’existent plus, qui ont disparu, mais je ne parviens pas à la retrouver. Quoi qu’il en soit, c’est un raisonnement très étrange parce que, même si l’auteur est informé, érudit, et d’une grande intelligence, il n’en demeure pas moins que c’est une invention, c’est purement imaginaire et, si l’on peut supposer qu’il ne raconte pas n’importe quoi, il paraît toutefois difficile de faire reposer un raisonnement historique sur un tableau reconstitué de façon imaginaire plus de six-cents ans après qu’il a été peint. C’est ce que je me suis d’abord dit en lisant ce passage. Et puis, je me suis interrogé : Est-ce qu’Arasse voyait vraiment le tableau quand il écrivait à son sujet ? Est-ce que, comme les tableaux visibles qu’il dit que l’historien mémorise (« La peinture au détail » dans Histoires de peintures, p. 268), ce tableau perdu, aussi, il a fini par le mémoriser, exactement comme tous les autres tableaux existants de son répertoire, à partir de sa supposée copie et de la description sommaire qu’en a donné Sigismondo Tizio ? Est-ce que ce tableau inexistant fait partie du catalogue mnémique qu’il portait partout avec lui ? Car, dans le raisonnement d’Arasse, tout se passe comme si ce tableau existait au même titre que les autres que l’on peut voir, montrer, reproduire. À cette nuance près que non.

22925

« Je vais bien. » La conclusion m’est tombée dessus sans prévenir comme un coup sur la tête ou quelque chose du genre. C’était avant que je perde encore mon sang-froid en faisant les devoirs avec Daphné, qui me le rendra sans doute quand elle sera plus grande, et qui pourra le lui reprocher ? En attendant, c’était plutôt à mon père à moi que je pensais. Et, considérant tout ce qui n’allait pas dans ma vie, en ce moment, le sommeil, et caetera, je me suis dit que, après tout, ce n’était pas si terrible que cela, je me réveille, je me lève, je me rendors, si je fais le compte, ce sont plus de huit heures que j’ai passées à dormir, cette nuit, je suis loin de l’insomnie, et quant à l’espèce de désespoir dans lequel me plonge la condition nouvelle de mon père, n’est-ce pas aller bien que de concevoir ce désespoir, n’est-ce pas aller bien que d’en souffrir ? J’irai mal, ai-je continué mon raisonnement, si j’allais bien malgré cela. Mais, en l’occurrence, c’est d’avoir du chagrin qui est sain et qui n’en aurait pas serait vraiment malade, ne crois-tu pas ? Moi, je crois. Parvenir à cette conclusion, bien que banale, il me semble, m’a fait du bien, parce que j’y suis parvenu, ce n’est pas quelque chose que telle ou telle marchande de bons sentiments m’aura vendu discrètement, c’est quelque chose que j’ai pensé moi, à quoi je suis arrivé moi, malgré tout le mal que je pensais de moi, ces derniers temps, malgré tous les défauts que je me trouve ces derniers temps, malgré tout ce qu’il me semble ne pas aller dans ma vie, ces derniers temps. Comme si je me disais : ces derniers temps sont les derniers temps, — les derniers des temps. Est-ce une sorte de pensée positive, une combine magique pour me duper moi-même ? Je ne sais pas, c’est possible, bien sûr, c’est possible que j’aille très mal et que, préférant me mentir à moi-même, je trouve le moyen de me faire accroire le contraire, mais je ne le crois pas. Je pense que c’est vrai : je vais bien. Aller mal, c’est aller bien, plus souvent qu’on ne le croit. Et ce n’est pas une façon de dire : « J’ai le droit d’aller mal » ou « C’est normal d’aller mal », ce n’est pas une question de société, ou je ne sais quoi, je ne demande d’autorisation à personne, de légitimation à personne, de justification à personne, je n’ai pas besoin que quelqu’un reconnaissance mon existence — j’existe —, et il n’est pas impossible que cela ne soit pas sans signification politique, incidemment, pour ainsi dire, ni que le mal, c’est le bien ou inversement (je me souviens d’un raisonnement de ce genre qu’avait tenu Jean Baudrillard, au lendemain du 11 septembre 2001, et il était très content de lui, c’était affligeant, je n’avais pas supporté de l’entendre pontifier son indigente dialectique), mais alors quoi ? Eh bien, rien d’autre que cela, je le répète : je vais bien, par quoi je ne cherche pas à me convaincre de quoi que soit, mais vois purement et simplement les choses comme elles sont, et moi comme je suis. Je suis impuissant face à l’état de santé de mon père, ce qui me désespère, mais comment pourrait-il en être autrement, par quel miracle d’imbécilité pourrais-je passer outre ce fait ? Je ne le peux pas. Le reconnaître, ce n’est pas changer quoi que ce soit, mais c’est faire quelque chose, toutefois : me reconnaître moi, comme je suis, individu sain. Ce qui n’est pas si mal que cela, n’est-ce pas ? Est-ce pour célébrer cette santé que j’ai écrit un poème, ensuite ? Un poème ? Oui et non. C’est un poème, mais c’est aussi un morceau de ce poème dont je t’ai parlé au tout début de l’année (c’était le 14, puis le 16 et enfin le 27 janvier), mais sans doute as-tu déjà oublié, et moi-même je crois que je l’avais oublié, mais tout à l’heure, comme en une vision, je me suis souvenu de cette photographie du grand homme, et j’ai composé ce poème qui compose le poème. La photographie, elle aussi, en un sens important, appartient au poème, mais pour l’instant, on ne la voit pas. Finira-t-on par la voir ? Je ne sais pas. Je ne sais pas si je la montrerai. Pour tâcher de comprendre cette interrogation, je me dis : Qui saura la voir, la verra. Mais alors, c’est une sorte de poème pour initiés ? Peut-être : comment écrire autrement désormais ? Ou de poème initiatique, — aussi.

21925

Fatigue (morale), fatigue (grande), fatigue (grande morale). Plutôt que : Qu’ai-je fait pour mériter cela ?  je me demande : Que puis-je faire pour mériter autre chose ? et mieux encore : Que dois-je faire pour obtenir autre chose ? Obtenir, c’est-à-dire : vivre, tout simplement.  Qu’est-il en mon pouvoir de faire pour vivre autrement ? Tandis qu’à la première question, qui y réfléchit sincèrement trouve devant lui une vaste étendue de raisons (tant le sentiment de culpabilité est inscrit en nous comme une seconde nature), aux secondes et troisièmes questions, les réponses possibles s’offrent en perspective comme des déserts (même si la seconde question, reconduisant la notion de mérite, c’est-à-dire : de récompense, de sanction, est fondamentalement chrétienne), et plus on avance et moins on voit la fin de sécheresse immense qui nous attend encore, nous guette. C’est la véritable objection, ce me semble, que l’on peut faire à toute pensée du mérite : qu’elle est fondée sur la récompense, la sanction, et donc le châtiment. Alors que je voudrais être libre de toute cette pesanteur, et m’ouvrir sans cesse à l’innocence de ce qui vient. Que vient-il ? Encore plus de fatigue ? Probablement. Mais jusques à quand ? La fin, pas avant. Je voudrais trouver un moyen de faire dérailler l’existence, mais il présuppose que je sois seul au monde, ce qui annule donc la notion même d’existence, de vie, et prouve que de tel moyen, il n’en est point. Il n’y a qu’un Dieu mégalomane (Paul aux Athéniens : en Dieu, nous vivons, nous mouvons, et avons notre être) qui puisse être seul au monde. Tout ce qui existe, tout ce qui vit, est lié à tout ce qui existe, à tout ce qui vit. 

20925

Je me demande parfois si je ne me fais pas aussi discret que possible pour ne pas avoir à me justifier de ne pas exister, de n’être presque pas, de n’être presque rien. Il y a quelques jours de cela, à la Fnac Montparnasse, je me suis soudain senti habiter Laurent Gaudé ou être habité par Laurent Gaudé, je ne sais pas très bien comment le dire, et me suis surpris moi-même, à partir de cette sensation aussi pénible qu’incongrue, en train de me demander comment on pouvait bien réussir à supporter d’être constamment vu et reconnu, de ne jamais passer inaperçu, dans la rue, au restaurant, au supermarché, à supposer que Laurent Gaudé aille au supermarché, ce dont je doute, mais tout est possible, après tout, en vacances, partout, comment on pouvait supporter d’être autre chose que son écriture seule, seule et pure, autre que soi-même, comment on pouvait accepter d’être regardé non pour ce dont on a l’air au moment même où l’on nous regarde mais pour l’image de nous qui nous précède, et qui se colle à notre peau, se surimprime à elle, la recouvre complètement jusqu’à la faire disparaître entièrement, comment on pouvait tolérer ainsi de n’être pas personne. L’intelligence, en effet, dit-elle jamais autre chose que ceci : Je suis personne ? Cette soudaine incarnation n’était pas simplement le fruit d’un délire de ma part, si furtif soit-il : depuis quelques jours, à l’angle du boulevard du Montparnasse et de la rue de Rennes, les deux faces d’un grand panneau publicitaire affichaient le visage blanchâtre de Laurent Gaudé au-dessus de son nouveau livre — Toutou 1664, ou quelque chose dans le genre, je ne sais plus, de l’affiche, je n’ai retenu que le visage et le nom propre que je connaissais déjà — afin d’en faire la réclame, et croiser plusieurs fois par jour ce spectre impassible d’ivoire avait fini par me perturber, plus profondément que je ne l’aurais imaginé, manifestement, comme si son image, à force de s’imprimer sur ma rétine, était parvenue à passer à l’intérieur de mon corps et à prendre possession de moi-même. Les tout premiers jours, j’avais résisté, sans même en faire l’effort particulier, mais à présent, j’étais envahi : tout ce que je faisais, je le faisais non plus dans mon seul et propre corps, mais dans une sorte de corps double, moins habité par Laurent Gaudé (de toute façon, il n’aurait pas pu y tenir) qu’impressionné par lui, peut-être pas tout à fait hypnotisé, mais comment dire ? médusé par son image au point que mes mouvements, ainsi paralysés, n’étaient plus les miens, mais d’une certaine manière les siens, mes mouvements habitant son image pour continuer d’être des gestes et non d’inertes automatismes. Sur l’escalier roulant qui me conduisait au troisième étage du bâtiment de la rue de Rennes (étage où l’on fait le commerce des livres en masse, et je ne me souviens pas de ce que j’étais venu y chercher), j’ai vu l’univers, ou cette version miniature qu’en abrite une enseigne commerciale, exactement comme si j’étais un autre, comme si j’étais cet autre dont je viens de parler, comme si nous avions été transposés, échangés, peut-être, par le seul exercice de ma pensée involontaire, et ce que j’ai vu à travers lui, cela ne m’a pas plu. Perdre son anonymat, devoir être quelqu’un, vu de là où je me trouvais soudain, pas depuis moi, mais depuis l’autre, m’a paru terrifiant, et je me suis demandé : Mais comment peut-on n’être pas ainsi dépossédé de ses pensées, de ses sentiments, de sa langue même, comment peut-on exister dans cette vie publique qui nous précède sans cesse et nous accompagne partout ? Je sais que, pour l’immense majorité de la population occidentale qui vit à présent, la célébrité est quelque chose de désirable, le sommet de la pyramide de la valeur, mais il m’est apparu que c’était une forme d’enfer local d’où l’on ne pouvait pas s’évader, car quand même l’on ne serait plus qu’une vieille gloire déchue, on continuerait de vivre cette célébrité par son manque, cette reconnaissance passée par sa perte même. Je sais aussi que l’on m’objectera que c’est là le point de vue de qui n’a pas connu le succès, et c’est vrai, c’est-à-dire : ce point de vue est le mien, mais je n’ai jamais cherché le succès, en écrivant, je n’ai jamais rien cherché d’autre qu’écrire. Et écrire, c’est ce que je veux dire, je ne comprends même pas que ce ne soit pas — toujours, d’abord et seulement — à soi-même sa propre fin. Quand, aussi involontairement que je m’en étais paré, je me suis enfin dépouillé de l’autre pour recouvrer mes sens à moi, j’ai senti un grand soulagement, toute l’angoisse  — immense bien que brève — que j’avais conçue pendant ce court instant m’avait quitté et, voyant le monde avec mes seuls et propres yeux, il ne m’a pas paru beaucoup plus beau, non — il faudrait être dépourvu de tout sens esthétique, en effet, pour trouver ces lieux seulement plaisants —, mais c’était moi qui le voyais, au moins, et je le voyais comme il était : mon ombre encombrante, me précédant, n’y était pas toujours déjà portée.