141025

Des yeux à la mer. J’essaie de dérouler le fil de la signification. Essaie d’échapper à la fascination malsaine qu’exerce sur moi le cours des choses et des actions humaines. De la sorte ? Que veux-tu dire ? Est-ce en déroulant le fil que ? Oh non, ceci n’a rien à voir avec cela, ce sont simplement des chaînes d’événements qui ont lieu de manière simultanée, en quelque sorte, mais n’ont pas le moindre rapport entre elles. D’ailleurs, dans l’une, c’est moi qui pense — ou, du moins, qui laisse mes pensées aller et venir, me dispose à ce que leur cours aille libre, contrairement donc à celui des choses et des actions humaines — cependant que, dans l’autre, je ne fais qu’assister bouche bée à quelque chose qui m’échappe totalement parce que je n’ai aucune prise là-dessus et parce que je n’y comprends rien. Tout cela me semble tellement bête. Mais ce n’est pas un argument, ce sentiment de la bêtise. Ah bon, mais quoi d’autre alors ? Après tout, qu’est-ce qui est le mieux à même de t’informer sur le monde sinon le sentiment qu’il t’inspire ? C’est-à-dire : vas-tu te laisser berner, simplement parce qu’il faut bien faire quelque chose ? Mais il n’y a rien à faire. J’entends : il faudrait savoir ne rien faire.  Oui, c’est quelque chose qui s’apprend. À la frontière avec le délire, sans doute, oui, et alors ? Souviens-t’en : les mains vides. Et ce que j’entends par là, ce n’est pas tout à fait, en réalité, ce que Pascal entendait par sa chambre en repos. L’idéal des mains vides, ce n’est pas la cellule de moine, la réclusion, le solitaire en son désert. Les mains vides n’enferment pas. Trivialement, par exemple, je peux marcher les mains vides, et je ne marche jamais mieux que les mains vides. Ce qui n’est pas du tout trivial, en vérité. Et les mains vides, ce n’est pas strictement ne pas agir, c’est ne rien faire : non pas disparaître — on ne disparaît pas, en vérité, un jour, on meurt, et c’est tout, et c’est bien assez tôt —, mais exister différemment, adopter une autre attitude face à la vie, au monde, à l’univers.  Notre morale ne doit pas être constituée dans une relation à, une intériorité par opposition à une extériorité, mais une intériorité dans l’extériorité (parmi). Cela te paraîtra peut-être très abstrait, mais moi il me semble que c’est bien plus, non pas concret, ce n’est pas le mot qui convient, je n’ai rien contre les idées abstraites, tant s’en faut, mais bien plus réel que toute la réalité qu’on nous promet, toute la réalité qu’on promeut, les perspectives de croissance, les réformes, les accords de paix ou de gouvernement, le transhumanisme et son artificielle intelligence, l’avenir, toutes choses pour lesquelles je n’ai aucun désir. Donnez-moi quelques moutons, cela suffira à mon bonheur.

131025

Brouhaha. — Ce mot me plaît, et l’étymologie qu’en donne le Trésor de la langue française ne fait qu’accroître ce plaisir, je cite: « ÉTYMOL. ET HIST. − 1. 1548 loc. interjective attribuée au diable, destinée à inspirer la terreur (Farce du Savetier, Ancien Théâtre fr., p. p. M. Viollet le Duc 1854, t. 2, p. 137 : Audin : Je prie à Dieu que le grant dyable Te puisse emporter. Le curé, habillé en dyable : Brou, brou, brou, ha, ha, Brou, ha, ha. Audin : Jésus, Notre-Dame ! Le Grant dyable emporte ma femme); 2. 1552 subst. (Ch. Estienne, Dictionarium latinogallicum, s.v. tragoedias agere : faire d’ung neant une grande chose, faire ung grand brouhaha pour un rien) ; 1659 « bruit confus marquant l’approbation des spectateurs dans un théâtre » (Molière, Les Précieuses ridicules, éd. du Seuil, 1962, p. 107, scène IX) ; qualifié de “fam.” par l’Ac. 1718-1932 ; av. 1755 « bruit confus » (Saint-Simon, Mémoires, 64, 65 dans Littré : Ce brouhaha de passer dans la pièce d’audience était toujours assez long). Orig. discutée. L’hyp. la plus probable semble être celle d’une altération onomatopéique de l’hébr. (FEW t. 20, p. 24 ; EWFS; Bl.-W.; Lok., no256 ; REW68, no968) bārūkh habbā « béni soit celui qui vient » (formule complète : bārūkh habbā beshēm adonāï « béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », Psaume 118, 26, par laquelle les Lévites accueillaient le peuple se dirigeant vers le Temple) : ces paroles, fréquemment empl. dans les prières juives, auraient été déformées par ceux qui ignorent l’hébreu. Pour la formule attribuée au diable et le sens péj., cf. sabbat « jour de repos des juifs » et « assemblée nocturne de sorciers et de sorcières ». L’hyp. d’une orig. purement onomatopéique est soutenue par Mén. 1750, DG, Dauzat 1968, Sain. Sources t. 3, pp. 150-151 ; le texte de Rabelais cité par ce dernier (Le Quart Livre, 1552, XIII, 61-67, éd. R. Marichal, 1947, p. 84 : tous sortirent on chemin au davant de luy […] sonnans de leurs cymbales et hurlans en diable : « Hho, hho, hho, hho, brrrourrrourrrs, rrrourrrs, rrrourrrs. Hou, hou, hou. Hho, hho, hho. Frere Estienne, faisons nous pas bien les Diables? ») pourrait n’être qu’une autre adaptation burlesque du psaume 118 (dans les deux cas il s’agit d’une formule d’accueil) par imitation de la Farce du Savetier. » Mais la chose, la chose qui brouhahate ou qui fait que ça brouhahate, que nenni. Pourtant, elle est partout. À croire que le diable — que, comme le mal, nous avons chassé de nos esprits — nous rentre par les oreilles pour se venger de nous, de ne plus croire en lui. Et, si les voies que j’essaie de suivre — « explorer » serait un bien trop grand mot, mais c’est peut-être l’idée, oui — semblent ne me conduire nulle part, elles valent mieux que le brouhaha qui règne, s’impose de toute part comme la seule forme d’expression dont nous sommes capables : du bruit, toujours plus de bruit, et en vain. Je cherche quelque chose que je n’ai pas encore trouvé, et peut-être que cela n’existe pas, ou bien peut-être que je ne cherche pas comme il faut, pas où il faut, pas avec la détermination qu’il faut, peut-être que je cherche mal, peut-être que je pense mal, peut-être que je vis mal. Comment savoir, sinon en continuant de chercher ? Ma conclusion au sujet de la démence, hier, bien sûr, était largement autobiographique, mais elle ne s’y limite pas, toutefois. Et l’évidence de son impersonnalité me semble aller de soi. Mais cette impersonnalité ne doit pas signifier ou être comprise comme une dépersonnalisation. Il faut contourner l’écueil de l’universalisme — qui n’est jamais personne — par la spécificité, la singularité, le personnel, l’individu, le propre d’une géographie, le caractère unique d’un territoire donné, qui ne sont ni des formes égoïstes (l’individu en tant que tel n’est pas recroquevillé sur son narcissisme, les yeux rivés sur l’image de soi qu’il prend, le selfie, littéralement le petit moi, il est tous sens ouverts) ni des zones verrouillées (la terre natale, le pays, le chez-soi n’est pas le lieu de la communauté close par exclusion de qui n’en est pas, n’en vient pas, que ce soit le clan, la race, l’ethnie, la gated community), mais des possibilités d’être soi, ici ou là, de traverser et d’être traversé par le monde, l’univers. La géolocalisation n’est pas le repli sur soi, pas plus que dire je n’enferme dans la chambre froide de la conscience de soi, c’est même très exactement la possibilité du contraire : non pas globaliser la présence, mais lui donner le sens d’un lieu, des parfums, des couleurs, des atmosphères, des climats, non pas revendiquer l’absolu de son intimité et de son autobiographique dont le récit est l’accomplissement du moi ni parler pour qui ne peut pas parler (the voice of the voiceless), mais chercher quelque chose à dire, de quoi parler, pour quoi faire, revitaliser l’originalité comme propre du sans-pareil. Ce que, pour ma part, je veux appeler ainsi : le régime méditerranéen

121025

D’abord, j’ai pensé à écrire « inutile », mais il m’a semblé évident que ce n’était pas le mot qui convenait. Quel serait alors le mot qui conviendrait ? « Vain », ai-je pensé. Et n’est-ce pas vrai que la plus grande part de ce que nous faisons — de ce à quoi nous accordons de l’importance, de ce qui occupe les esprits, et par « nous », je n’entends pas désigner quelque collectif bien défini auquel j’appartiendrais, je n’appartiens à aucun collectif d’aucune sorte, du moins pas de façon intentionnelle, si c’est le cas, alors ce cas me tombe dessus, je n’y puis rien, j’en suis la victime non consentante, et c’est un collectif de ce genre que j’entends désigner ici par « nous », quelque chose qui nous inclut sans que nous le voulions réellement, un peuple, une époque, quelque chose de vague, aussi, sans doute, un peu — est en vain ? Et qu’il faudrait passer dès lors le plus clair de son temps à ne pas le faire, mais à quoi faire ? Eh bien, non pas rien, mais autre chose. Toutes les messes que nous célébrons et qui rythment la vie sociale (les événements, récurrents ou non, qui donnent de l’importance à la vie de la communauté, qui la rassure, et ainsi la constitue en tant que telle, lui donne le sentiment de son existence, de sa légitimité, voire de sa nécessité) ne m’inspirent guère que cela (sur le ton doux et résigné de la lamentation) : que c’est vain. Je n’ai pas choisi d’être ainsi, il me semble que je l’ai toujours été : je n’ai jamais marché dans la combine, je n’ai jamais aimé l’unanimité, ni même le consensus, ni même le dissensus organisé (le débat d’idées qui n’est jamais qu’une préparation à la guerre ou sa parodie symbolique qui ne la met pas vraiment à distance, la singe et nous accoutume à ne plus rien comprendre, ne plus rien penser de spécifique, qui nous soit propre). Les techniques modernes de diffusion de l’information, contrairement à ce que l’on peut penser, n’ont pas changé fondamentalement la nature de la vie sociale, elles n’ont fait que renforcer ses aspects les plus détestables, repousser dans des marges toujours plus étroites, inexistantes, ou presque, quasi inhabitables, toute chance d’une échappatoire, d’une fuite, d’un évitement, et intensifier un processus qui semble être le destin même du progrès (le progrès ayant cette propriété extravagante de s’auto-engendrer, même — et surtout, peut-être — quand il ne produit que des nuisances, des effets pervers, des conséquences indésirables, des promesses déçues, du dépit et, pis que tout, de la tristesse) au terme duquel c’est chaque instant qui doit devenir historique. Il faut toujours que quelque chose se passe, et l’on assiste peiné au spectacle de masses occupées à admirer, aduler, détester, gesticuler, s’agglutiner, vociférer, se battre, s’entretuer, être. Le progrès ne nous a pas donné un centimètre carré de plus où exister, pas un centimètre cube d’air en plus à respirer, mais moins, toujours moins, et chaque année qui semble gagnée sur la mort — car tel est le fondement du progrès, sa promesse de plus — est en réalité gagnée par le diminuement, le dénuement, et la démence.

111025

J’ai mis au courrier les premiers exemplaires du petit chantier, ce matin. Ce qui me rend heureux. C’est dérisoire, probablement, tant cette démarche est infime, ne pèse rien face aux poids lourds qui occupent l’espace médiatique, mais cela ne m’empêche pas de faire ce que je fais, de continuer de faire ce que je fais, d’avoir envie de faire ce que je fais, d’aimer ce que je fais. Précisément parce que, si dérisoire que ce soit, c’est ce qui me rend heureux, et me semble constituer — plutôt que le sens de mon existence, ce qui n’a pas réellement d’intérêt — la signification d’une existence désirable. Quand j’étais sorti sur le boulevard, pourtant, la laideur de la ville m’avait pris à la gorge : la saleté, la densité excessive de population, la puanteur, le vacarme, le gris qui étouffe le soleil. J’ai fait ce que j’avais à faire dehors aussi vite que possible je suis rentré chez moi, et je n’en suis pas ressorti. J’ai passé le reste de la journée à ne pas faire grand-chose, tout en caressant en esprit un certain nombre d’idées que je voudrais explorer à présent. Qu’en fait, je veux explorer depuis un certain temps sans y parvenir tout à fait, sans être pleinement satisfait de ce que je fais, de la manière dont je m’y prends, sans aller au bout des choses, du moins par le bout duquel je prends les choses. Peut-être que ces idées sont chimériques — toutes les idées ne sont-elles pas chimériques ? comment peut-on être certain qu’elles ont une réalité sinon quand elles cessent d’être des idées pour prendre la forme de choses, c’est-à-dire ne sont plus des idées ? —, mais elles dessinent au moins un horizon à venir, ouvrent un espace devant moi qui trace les contours d’une vie encore possible à vivre. Sinon, à considérer l’état du monde (par le petit bout de la lorgnette du morceau de ville sur lequel donne le pas de ma porte ou le plus grand des amples mouvements géopolitiques qui mettent les masses en branle), il est évident que je n’aurai la moindre raison, un tant soit peu sensée, de continuer de vivre. Mais ce n’est pas là, il me semble, dans l’état du monde, que nous devons chercher de bonnes raisons de vivre, mais dans le bonheur que j’évoquais en commençant cette page. Peut-être qu’il est dérisoire, peut-être qu’il ne l’est pas, qu’il est tout ce qu’il y a de vrai en ce bas monde, ce n’est pas quelque chose qui se décide a priori, — c’est quelque chose que je fais.

101025

Sentiments partagés en cherchant dans les boîtes d’archives des photographies pour le premier petit chantier. Des images claires et l’impression d’innombrables clichés pris pour quelques-uns à peine qui sont réussis. Je cherche des images spécifiques, avec des couleurs, une lumière précises : le bleu, la mer, la clarté, le blanc des nuages et de l’écume, la chair des pierres. Et puis, c’est aussi me résoudre à me séparer de ces images. Que j’ai toujours prises pour moi et dont, quand même je ne les regarderais pas tous les jours, tant s’en faut, je me sens proche, comme si elles faisaient partie de mon intimité. Les coller sur la page blanche du texte, c’est les arracher à moi-même. C’est d’autant plus troublant que, ce sentiment-là, je ne l’ai pas avec le texte. Mais peut-être cela tient-il à la reproductibilité du medium : le texte se peut reproduire à l’infini (en théorie), l’image est unique. Est-ce que (pour reprendre les termes de Benjamin) la photographie instantanée (qui est pourtant un produit de masse) recrée de l’aura ? Elle est reproductible, certes, mais ce ne serait plus cette image-ci, ce serait une autre image. Je crois que cela n’a que peu d’intérêt, ou du moins, ce n’est pas le genre de questions qui me préoccupent, lesquelles sont bien plus concrètes, bien plus précises, bien plus nettes. Ici, je peux les montrer du doigt. Malgré la déception — la plupart de ces photographies sont mauvaises ou tout simplement ratées —, je perçois une grande intensité de vie dans ces images. Et c’est cela qui compte le plus. Quelque chose est fixé, certes — il me semble que je peux identifier chaque lieu où chaque photographie a été prise, le contexte, les conditions, la saison, la raison, etc. —, mais surtout une signification en émane. Ainsi, je retrouve les clichés de la Sainte-Victoire dans la brume et de l’ombre portée de l’arbre sur le mur de l’atelier des Lauves, photographies que, tout en sachant qu’elles n’étaient pas perdues, ne pouvaient pas l’être, je ne retrouvais plus. Les revoir m’émeut : je me souviens de l’atmosphère, du climat, le vent qui soufflait fort dans la montagne, le soleil doux de l’hiver provençal, il y a cinq, six ans de cela. Je relis les journaux de ces visites, et j’y trouve à la fois la profondeur et la médiocrité de l’existence. Je me souviens que, dans la boutique de l’atelier des Lauves, j’avais insulté un touriste : Stupid fuck !, lui avais-je lancé. Daphné était dans mes bras et j’essayais de me frayer un chemin parmi l’attroupement des touristes pour aller consulter les quelques livres en vente à la boutique, mais il n’avait pas voulu me laisser passer, terrifié, je suppose, à l’idée de perdre sa place dans la file d’attente. Cela, je ne l’ai pas noté dans mon journal sur le moment, peut-être ai-je eu honte de moi, de la scène, c’est probable. Je ne me souviens pas de son visage, seulement de sa barbe rousse sombre. Je me souviens très bien aussi de la lumière qui éclairait ce jour-là. Cette lumière que j’ai retrouvée sur les images du mur de l’atelier : vert du lierre, noir de l’ombre portée de l’arbre, jaune pâle du mur, rose passé des volets ouverts. J’ai souvent pensé à cette lumière-là, ces couleurs-là, et les revoir me réchauffe. Je ne me souvenais plus, en revanche, de la photographie de la pierre que j’avais ramassée dans le cimetière de Cépie. Il faut garder des traces — ne pas en laisser, en garder — non parce qu’elles nous renvoient au passé, mais parce qu’elles sont des passages vers l’avenir, espèces d’anticipations inconscientes de futurs possibles. Je regarde l’image, le soleil qui porte l’ombre de la pierre sur le bois de la table. Si au lieu de prendre les photographies que j’ai prises du cimetière de Cépie avec mon téléphone, téléphone qui est cassé, désormais, et dont je ne parviens pas à extraire les fichiers, je les avais prises avec mon appareil à photographies instantanées, ces images, je les aurais sous les yeux, à présent. Et tout cela forme catalogue des profondeurs.

91025

Impossible d’échapper à la signification. Pourtant, il m’arrive de vouloir être un chat, quand il s’endort dans un rayon de soleil, et pour qui le monde n’est pas une question, une étrange préoccupation, mais un ronronnement, léger, paisible, tout d’oubli. Ce désir d’oublier la signification, de souhaiter qu’elle n’occupe pas mon esprit, est tout naturel, je crois. Et, encore qu’il soit honni, j’emploie ce mot à dessein. Ne nous manque-t-il pas un concept de nature ? Laquelle, par ce dernier, ne serait considérée ni comme une extériorité ni comme une fragilité à protéger, plutôt comme la profondeur de nous-mêmes à explorer, comprenant la distinction intérieur / extérieur non comme l’écartement de deux règnes ontologiques incompatibles, mais comme une circulation, un mouvement, une dynamique. L’intérieur, ce n’est pas ce qui est inaccessible à l’extérieur, et inversement, mais ce que je peux souhaiter garder pour moi, tenir secret, laisser mûrir, que sais-je encore, et inversement, ce qui m’arrive, la traversée, la perspective d’une extase. Mais sans doute faudrait-il un autre mot que celui de nature (tout comme il faudrait un autre mot que celui de culture) tant il semble que l’histoire dont ils sont chargés ne puisse que nous induire en erreur. Cet après-midi, j’ai relu le premier petit chantier. Ensuite, j’ai essayé de faire un dessin, mais ce que je faisais m’a paru si mauvais que j’y ai renoncé. Comme je veux que chaque exemplaire imprimé possède quelque chose d’unique, à la place du dessin, une photographie instantanée (sans double, donc) prendra possession de la dernière page laissée blanche. Ce que j’ai lu m’a étonné : quand j’ai écrit ce texte, j’avais l’impression que des morceaux se succédaient les uns aux autres sans grande cohérence, et pourtant, en relisant tout cela à haute voix, la logique m’est apparue clairement, les éléments s’enchaînant les uns à la suite des autres, même quand il semblait qu’il y avait une rupture, avec une grande rigueur. Une rigueur et une logique qui n’ont rien de démonstratif, au sens où l’on entend l’administration de la preuve, mais justement, c’était peut-être cela : une logique qui ne soit pas administrative, qui ne fasse pas des régiments, des compartiments, des classes, qui soit ouverte aux accidents, aux vibrations, aux glissements de terrain comme aux glissements de sens, et cela aussi, il me semble (le phénomène, décidément) que c’est un aspect du sens que l’on pourrait donner à un mot qui viendrait remplacer ceux de nature et de culture, pour nous conduire ailleurs. Mais, comme pour la photographie, peut-être faut-il laisser la page blanche.

81025

Les mains vides. — Possible variation sur le repos dans la chambre de Pascal. Il faut toujours être occupé à quelque chose. Remuer les doigts, s’agiter, être accaparé, ne pas avoir le temps de penser. (Dépenser, — le contraire de penser.) Qui sait si ce n’est pas avant tout dans ce but — ne plus penser — que l’être humain a inventé le premier outil ? Et non pas pour transformer le monde, mais simplement pour ne pas regarder le monde tel qu’il est, ne pas voir les choses, ne pas voir la réalité, ne rien voir du tout. Après avoir transformé le monde, on voudrait revenir en arrière, lui donner la forme qu’on suppose qu’il devait avoir, à l’origine, c’est-à-dire : quand il n’y avait pas d’êtres humains sur terre. Mais comment savoir comment c’était ? La terre était-elle vraiment un plus bel endroit quand il n’y avait que des bactéries, quand des dinosaures la peuplaient ? Et, si nous devions disparaître demain, qui nous dit que des formes de vie meilleures que nous prendraient effectivement le relais ? Et meilleures au regard de quels critères ? Sur quels critères nous fondons-nous pour affirmer que, sans nous, le monde serait meilleur ? Sur quels critères sinon nos propres critères ? Des critères humains nous disent qu’un monde sans humains serait un monde meilleur. Cela ne nous mène nulle part, on le voit bien. Nous ne supportons pas d’avoir les mains vides, il faut toujours nous occuper à quelque chose, il faut toujours que nous ayons quelque chose entre les mains, que nous le manipulions, que nous l’utilisions en vue de faire quelque chose. Mais, ce n’est pas vrai : nous ne faisons rien. On vit plus longtemps, mais à quoi bon ? L’illusion du progrès nous fait accroire à sa nécessité. Outil. Le but ultime est ailleurs : ne pas penser, ne penser à rien, s’oublier, se déprendre de la conscience de soi, se déprendre de la conscience du monde, ne plus exister, ou du moins ne plus se sentir exister, ne plus être, ou du moins ne plus se sentir être, ne plus rien sentir du tout. Atteindre à une forme de vie qui abolisse la frontière entre la vie et la mort, peut-être. Peut-être pas. Les mains pleines pour ne pas ouvrir les yeux, les sens. Et, souvent, c’est vrai, on se le demande, qui le voudrait, s’ouvrir au monde, le pourrait-il seulement ? C’est l’histoire du vacarme. Et ne crois pas qu’il ne serve à rien, qu’il soit une sorte d’anomalie, un effet indésirable du progrès, tant s’en faut : il faut occuper le terrain, t’occuper les mains. Car, plus il y a de bruit, et moins tu as envie d’écouter, et moins tu as envie de penser. C’est toujours la même chose, pourtant, le monde social. Tout recommence. Tout revient au même. De progrès, outre l’illusion de l’avancée technique, il n’y en a guère. On vit plus longtemps, mais est-on moins terrifié par la perspective de la mort ? Le même. Qui, le reconnaissant, ne s’en trouve plongé dans le plus profond ennui ? Sais-tu qui ? La majorité ; la majorité qui existe, occupe le terrain, s’occupe les mains, t’occupe. C’est terrifiant de la voir à l’œuvre. Vraiment, il y a de quoi avoir peur. Milliards de phénomènes. Mais, ce sont peut-être des idées d’Occidental que j’ai là. Tardif, cela me rassure. Et puis, la Méditerranée, fort heureusement, ce n’est pas l’Occident. Paris, oui. Mais, si je m’y trouve, c’est un peu par hasard. Je ne dirai pas : contre ma volonté, mais pas totalement selon ma volonté non plus. Et puis, mes pensées ne sont pas tournées vers ici (j’entends : vers Paris), mais ailleurs, et plus loin, cet horizon méridional, qui est de tous les temps. « Jaufres Rudels de Blaia si fo mout gentils hom, dit le début de la vida de Jaufré Rudel, princes de Blaia. Et enamoret se de la comtessa de Tripol, ses vezer, per lo ben qu’el n’auzi dire als pelerins que venguen d’Antiocha. » Tout un poème, ne trouves-tu pas ?

71025

Excès de sensibilité ? Peut-être. Mais qu’y puis-je ? Vaudrait-il mieux un défaut de sensibilité ? Ne sommes-nous pas déjà tous anesthésiés, incapables de sentir sans la médiation du monde social, lequel nous dit que croire, que penser, qu’éprouver, que vivre, qu’aimer, qu’admirer, que faire ? À un moment de la matinée (avant d’aller courir, je crois), j’ai ressenti une sorte de bien-être absolu, cela a duré quelques instants, à peine, la perception de ce sentiment, mais je crois que le sentiment même ne m’a pas quitté pendant un temps assez long (relativement à la journée), comme une lumineuse éclaircie, et durable. Ensuite, tout s’est effondré. Et je me suis senti extrêmement mal. En début d’après-midi, je suis sorti marcher et essayer de ne pas m’enfoncer dans la noirceur en demeurant enfermé chez moi et, si je ne suis pas certain que cela m’ait effectivement permis de dissiper la pénombre, au moins, ai-je écrit un poème. Que j’ai noté dans mon petit carnet au bison noir, assis sur un banc, dans le cimetière qui se trouve non loin de la maison. À ce moment-là, mon frère m’a appelé pour la deuxième fois de la journée — il y a quelques mois à peine, nous ne nous étions plus parlé depuis près de cinq ans — et m’a annoncé que, d’après les médecins qui lui ont fait passé un scanner, mon père a fait un AVC, probablement cet été, ce qui expliquerait le déclin brutal de ces facultés. Cela n’a rien de rassurant (pour de nombreuses raisons, et notamment : comment se fait-il que nous ne nous en soyons pas aperçus ? comment se fait-il que les médecins qui l’ont examiné cet été aux urgences, et lui ont notamment fait passer un scanner, ne s’en soient pas aperçus ?), mais c’est déjà une première explication, une forme d’explication du moins, qui ne guérit pas, ne soigne rien, mais apporte un peu de clarté. De toute façon, on ne guérit pas, le temps passe et l’on meurt, c’est tout. Chaque fois, je ne puis m’empêcher de penser que je ne veux pas finir comme cela, dans cette déchéance, et ce qui m’angoisse le plus, c’est que je ne m’en rendrai peut-être même pas compte, que je ne serai peut-être pas en mesure de dire que je veux en finir avec la vie, et encore moins d’en finir moi-même avec la vie, ou bien pire encore que je m’accrocherai à ce qu’il me restera de vie parce que c’est ce que la plupart des êtres humains font, ont toujours fait, et feront toujours : s’accrocher au peu qu’ils ont de vie, si débile ce peu soit-il. Mais, bien que sachant cela, je ne puis m’empêcher de me dire (et d’y croire) : Si je ne pouvais plus écrire, à quoi bon continuerais-je à vivre ? cela n’aurait plus aucune signification ; la vie n’aurait plus aucune signification. Alors, la question du sens de la vie, l’interrogation qui porte sur la signification de l’existence, que l’être humain occidental tardif traite avec le plus grand des mépris depuis des décennies, cette question cesse de sembler absurde, et devient au contraire la question la plus importante qui soit, ultime, dirais-je, si je croyais que c’était le mot qui convenait. À quoi bon vivre ? est une question qui doit nous terrifier, une question qu’il ne faut pas aborder en soi, comme une chose abstraite, ou du point de l’espèce dans son rapport avec les autres espèces, son écosystème, ou que sais-je encore,  comme une chose générale, façons d’aborder la question qui retardent toujours un peu plus son examen réel, charnel, mais pour soi : À quoi bon vivre sa vie ? Et pas n’importe quelle vie, pas n’importe qui : À quoi bon vivre cette vie-ci que je vis, cette vie qu’il m’est donné de vivre ? À quoi bon la vivre jusqu’au bout ? Et quel est-il, ce bout ? Parle-t-il de cela, ton poème ? Non, il parle de la mer. La mer, qui est si loin, si loin de moi, pourtant.

61025

Sentiment : qui devrait se cacher se montre, et réciproquement. Mais sur quoi est-ce que je fonde ce sentiment ? Un sentiment doit-il se fonder sur quelque chose ? C’est quelque chose qui se dégage, une émanation, ce qui ne signifie pas « faux » ni « illusoire », mais qui se tient à la frontière de la raison et d’autre chose, qui capte peut-être des ondes qui autrement ne se peuvent même pas percevoir. Quand je vois passer sous mes fenêtres ces cortèges officiels (motards en uniforme et non, véhicule à gyrophares, etc.) toutes sirènes hurlantes, malgré le bruit assommant que les formes de (non-)vie de ce genre — négligeables, sinon nuisibles — s’entêtent à faire pour se prouver à elles-mêmes la nécessité de leur existence — nécessité que, nécessairement, leur existence ne possède pas —, je ne puis m’empêcher de penser au ridicule de la situation, à la singerie du pouvoir, lequel n’est qu’un fantasme mortifère : partout, on nous dit que cela va mal et de plus en plus mal et moi, quand je vois ces gens importants, je ne puis m’empêcher de penser que ce ne sont que des bouffons qui ne savent même pas le métier. Même impression avec le chanteur : chaque fois qu’il apparaît à l’écran (sans que je comprenne jamais comment, mais ainsi fonctionne le monde social : on est forcé), il me semble que c’est une parodie et puis, je me souviens, qu’il existe vraiment, qu’il est réel, que c’est lui, que des gens l’admirent, qu’il a du succès, que c’est une voix qui compte. Alors, oui, comme toujours, l’objection rôde : « Et si c’était toi qui te trompais, Jérôme », et gna gna gna gna gna, si la majorité a raison, c’est que tu as forcément tort, quelle humiliation, mon Dieu, quelle humiliation. Cet après-midi, j’ai traduit la vida de Guilhem de Peitieu, alias Guillaume VII de Poitiers, alias Guillaume IX d’Aquitaine, et c’était comme une grande respiration dans la bêtise du monde. Et ma fascination pour cette langue, l’ancien provençal. Je voudrais faire quelque chose avec cela, mais — contrairement à mon habitude —, il me faut avancer avec lenteur, circonspection (emploie-t-on encore ce genre de vocabulaire ?) pour ne pas prendre le risque de faire et dire n’importe quoi.

51025

La lecture du journal, qui est la mise à l’écrit de l’Occident nouveau, suscite en moi le désir d’une fin prochaine de l’Occident, ou plutôt de la disparition prochaine de toutes les Occidentales et de tous les Occidentaux qui peuplent notre petit monde. Comment peut-on répandre ainsi ses états d’âme sans la moindre vergogne, mais avec la conviction, bien au contraire, que chacun d’eux est essentiel, que son expression est éminemment vitale, et qu’il faut surtout ne jamais rien garder pour soi, ne jamais entretenir la moindre relation critique avec ses propres contenus de conscience, ne jamais douter de ses capacités à y accéder sans erreur, sans mensonge, quand même nous ne ferions en réalité que cela : nous tromper, nous mentir ? Je tâche de trouver une consolation : ce journal n’est-il pas la négation du journal ? Mais est-ce bien sincère ? Est-ce bien sérieux ? J’en doute, mais j’ai ressenti comme une sorte de choc, ce matin, ou hier au soir, je ne sais plus, tous les jours, peut-être — mais alors pourquoi le lis-je encore ? il faut connaître l’ennemi ; balivernes —, comme si, tombé tout au fond de l’abîme de la nullité, du désintérêt le plus total, je rebondissais soudain comme une balle, et remontais en retour bien plus haut que là d’où j’étais parti. Et qu’ai-je fait tout là-haut ? Eh bien, la seule chose qu’il nous soit donnée de faire : je me suis affaissé, lourdement, mollement, bêtement. Je dirais bien à présent que c’est pour fabriquer comme une sorte d’antidote à ce dégoûtant sentiment que j’ai copié les deux premiers poèmes des Bonnes Mères dont je t’avais déjà parlé, mais justement, je n’ai pas envie de te tromper, je n’ai pas envie de te mentir parce que je n’ai pas envie de me mentir, je n’ai pas envie de me tromper. Même si les motifs de la venue ne sont pas des plus réjouissants (nous devions aller passer les vacances de la Toussaint à Daoulas, comme nous en avions très envie, mais l’état de santé de mon père a choisi pour nous cette autre destination), je suis heureux de revenir à Marseille. En effet, la vérité est simple : j’ai besoin de la Méditerranée, de sa lumière, de son atmosphère, il ne m’est pas possible de vivre sans.