trente novembre deux mille vingt-trois

Comment sait-on que l’on est obsédé ? Quand, croisant une femme dans la rue, qui porte un bandeau qui lui couvre les oreilles, l’idée nous traverse l’esprit de l’arrêter pour lui demander : « Excusez-moi de vous déranger, Madame, mais je me demandais : est-ce que vos amis vous appellent “ventre affamé” ? Oh, ne vous méprenez pas, je ne dis pas cela pour me moquer de vous, non, mais dans le Côté de Guermantes, je ne sais pas si vous savez, il y a un passage très drôle où le narrateur consigne une plaisanterie liée à la façon dont, pour faire vite, dans la coterie du faubourg Saint-Germain, on donne noms et surnoms, et il y a ce personnage que, comme il porte ses cheveux en bandeau sur les oreilles, on appelle “ventre affamé”, vous savez, comme dans l’expression “Ventre affamé n’a pas d’oreilles”. C’est drôle, non ? Ah, non ? Vous n’en avez rien à foutre ? Ah ? Ah, je comprends, oui. Mais vous savez, non, je ne suis pas un “pauvre taré”, mais, mais oui, je me “casse”, oui. » Non, une fois expliquée, une plaisanterie est rarement drôle ; une plaisanterie, on la comprend ou on ne la comprend pas. Et puis, quel mâle doté d’une once de bon sens, sans parler de bonne éducation, se risquerait-il encore à adresser la parole à une femme dans la rue ? Me faire insulter ? Passer pour un violeur ? Non merci. Je n’ai jamais adressé la parole à une inconnue dans la rue, ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer, même pas au nom de Proust, non. Pourtant, il est rigoureusement vrai que, dans le Côté de Guermantes, le narrateur raconte comment l’on nomme et surnomme dans la coterie du faubourg Saint-Germain, pour faire vite, et c’est à cette occasion qu’il écrit : « Mme de l’Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement les oreilles, on ne l’appelait jamais que “ventre affamé”. » Et, encore qu’il ne s’agisse pas de cheveux, chaque fois que, dans la rue, je croise une femme qui porte un bandeau lui couvrant les oreilles, ce qui par ces temps frileux n’est pas rare, je ne puis m’empêcher de songer à cette plaisanterie que relate le narrateur de Proust. Ce n’est pas la femme que je vois la voyant, c’est le livre qui me semble grand ouvert devant mes yeux, ne se donnant plus seulement pour une œuvre littéraire, pour une transcription romanesque de la vie, mais pour la vie, la réalité même. Quand on commence à voir la réalité à travers le prisme de la littérature, voilà sans doute quand on sait, je crois, que l’on est obsédé. Je ne crois pas toutefois que cela ait quoi que ce soit de maladif, non, c’est une relation au monde, la littérature, et pas seulement des signes couchés par écrit, pas un support de communication, pas un bien de consommation, pas un produit, pas une marchandise, pas un passe-temps, pas un divertissement, ce n’est pas une industrie culturelle, la littérature, ce n’est pas de la culture du tout. Quand on écrit, quand on lit, le monde change. Plus rien n’est comme avant. Du moins, plus rien ne devrait l’être. La plupart du temps, tout est exactement comme avant ; et qu’il est mortel, cet ennui. C’est pour cela que j’ai tout effacé, ce matin. J’avais commencé mon journal, et relisant ce que je venais d’écrire, j’ai été pris d’un profond dégoût parce que rien dans ce que j’écrivais n’était faux, non, c’était même rigoureusement vrai, mais rien n’avait été sublimé, rien n’avait été métabolisé. Or, la littéralité, ce n’est pas le prosaïsme le plus plat, c’est l’idée que le sens, c’est ce qu’il y a d’écrit. Et il y a autant de sens que de façons de comprendre ce qu’il y a d’écrit, autant de sens que d’interprétations, autant de sens que de lectures. Ce que j’avais écrit, ce n’était pas littéral, même si c’était littéralement vrai, c’était prosaïque, c’était insignifiant. (Et ici, je me dispense d’un commentaire sur l’état présent de la république des lettres parce que cet état aussi est insignifiant.) L’écriture ne faisant rien à ce qu’il me semblait que j’avais à dire, l’écriture ne changeant rien à ma façon de voir les choses, les gens, le monde, l’écriture ne changeant rien à la personne que j’étais avant d’écrire, l’écriture était vaine. L’écriture ne m’apprenait rien, ni sur moi-même ni sur le monde. Alors, au lieu d’écrire, je suis allé faire autre chose. Et c’est pendant ce temps que je n’écrivais pas que j’ai vu cette femme dont je serais bien en peine de dire quoi que ce soit, sinon qu’elle portait un bandeau qui lui couvrait les oreilles et que cela m’a fait penser au “ventre affamée” de Proust, et tout ce que je viens de dire à l’instant. Événements relatés qui ne sont pas plus profonds en soi que les événements relatés dans la version effacée de ce journal, mais dans cette version-ci, l’écriture me semble ouvrir ma perception, ouvrir mes conceptions, m’ouvrir tout entier à l’imprévu, à l’imprévisible, peut-être, et en tout cas, à ce qui ne peut pas l’être sans elle. L’écriture acquiert alors une nécessité sans laquelle, n’étant que la bonniche d’intérêts qui lui sont étrangers, elle n’est bonne à rien.