John Brinckerhoff Jackson, Les Carnets du paysage

« Un paysage n’est pas un fragment d’un décor naturel et attractif. Il est ce qui est produit quand une société entreprend de modifier son environnement à des fins de survie. »

John Brinckerhoff Jackson

John Brinckerhoff Jackson (1909-1996), historien et théoricien du paysage américain, se définissait lui-même comme « une sorte de touriste professionnel », explorant le territoire, du strip des grandes villes américaines comme Las Vegas aux espaces périurbains et ruraux, afin d’en découvrir le sens, de les analyser, d’en comprendre la beauté et de mettre en relation les paysages avec l’ensemble des activités et des expériences humaines desquelles ils participent.
Si certains ouvrages de Jackson sont déjà traduits en français (À la découverte du paysage vernaculaire, traduit par Xavier Carrère, Actes Sud / ENSP, 2003 ou De la nécessité des ruines et autres sujets, traduit par Sébastien Marot, éd. du Linteau, 2005), cette livraison de l’excellente revue Les carnets du paysage offre un panorama, un tour d’horizon de sa vie et de son œuvre, en mettant notamment en évidence son travail graphique documentaire (dessins et photographies).
Placée sous le signe du mouvement, l’œuvre de Jackson se structure autour de deux notions centrales : le vernaculaire et l’hodologie. Comme le montre Jordi Ballesta, dans l’article consacré au « Vernaculaire selon John », Jackson n’a cessé de théoriser ce concept durant toute sa vie. Il « participe, écrit Ballesta, d’un détachement spatial, d’une inconsistance chronique, d’une nudité architecturale, limitant l’habitat au minimum structurel et matériel. Il constitue aussi un mode d’action partagé, intimement articulé à la vie quotidienne, aux temporalités et aux spatialités d’une classe laborieuse et précaire. » Ainsi, le paysage vernaculaire en vient-il à être opposé au paysage politique, qui est le résultat de l’affirmation du pouvoir dans l’espace, en raison de sa dimension momentanée, en transit, liée à des exigences conjoncturelles (économiques, notamment) et qui est indissociable, par exemple, du monde des mobile homes (voir le texte de Jackson, « Maisons et caravanes »). Un habitat précaire, par opposition à la maison, qui n’a pas vocation à s’enraciner dans le pays, mais plutôt à parcourir le territoire, à le traverser en suivant des chemins variables et changeants. D’où cette science de la route ou du chemin que pourrait être l’hodologie selon Jackson, et dont Gilles Tiberghien dans son article « Jackson : chemins et routes » montre qu’elle participe à la fois d’une morale, d’une politique et d’une esthétique. En effet, l’attention portée à la route, au chemin, manifeste une sorte d’opposition fondamentale entre l’être humain en tant qu’il est mobile, en tant qu’il se déplace et constitue son environnement en se déplaçant et, écrit Jackson, « ce que les géographes appellent homo dormens — l’homme possédant et occupant la terre, l’homme animal territorial qui défend son espace jusqu’au bout et qui construit des barrières, des murs et des frontières pour laisser les intrus au dehors et maintenir la stabilité du paysage. »
Ce que la route permet de faire apparaître, c’est l’instabilité du paysage. « Le paysage et le décor naturel (écrit Jackson au début de « Des maisons et des autoroutes ») sont deux choses différentes. Un paysage n’est pas une entité organique, végétale, qui pousse, se développe et meurt selon des lois naturelles immuables, comme le prétendent certains écologistes : c’est une composition faite par l’homme de structures et d’espaces conçus pour répondre aux besoins de ses habitants, et lorsque ces besoins — économiques, sociaux, idéologiques — changent, alors le paysage se modifie, ce qui n’est pas toujours du goût de tout le monde. » La route, ou l’autoroute, le mouvement qu’elle génère de part et d’autre des frontières de la ville, de la banlieue vers le centre-ville et inversement de la ville vers la campagne, rendent public le paysage et permettent de reconcevoir notre relation à la nature. La route, écrit Jackson, « a fait naître de nombreux espaces publics nouveaux et de multiples interactions sociales, et elle a donné à beaucoup d’entre nous l’opportunité de repenser notre dépendance à la nature, de la reconnaître à nouveau comme quelque chose que nous pouvons aimer sans le posséder, quelque chose que nous pouvons partager. »
Si les écrits de John Brinckerhoff Jackson nous permettent de comprendre quelque chose, c’est bien que notre relation à l’environnement ne doit pas être conçue comme statique, établie une bonne fois pour toutes, renvoyée impérieusement à un passé mythique, fantasmé, ou à la nécessité de coller aux impératifs du temps présent comme s’ils constituaient un horizon indépassable. Cette relation est principalement dynamique, liée au passage, au déplacement et intègre notre perception qui, dans une certaine mesure, constitue le paysage.
Comme Jackson l’écrivait dès 1951 dans le premier numéro de la revue qu’il vendait de fonder, Landscape : « Chaque fois que nous passons, quelle que soit la nature de notre travail, nous ornons la face de la terre d’un dessin vivant, qui change et qui finit par être remplacé par celui d’une nouvelle génération. Comment peut-on se fatiguer de regarder une telle variété, ou de s’émerveiller des forces humaines ou naturelles qui l’ont suscitée ? La ville est un élément essentiel de ce dessin en mouvement et en expansion, mais elle en est seulement une partie. Au-delà du dernier lampadaire, là où l’asphalte familier disparaît, tout un pays attend d’être découvert : des villages, des fermes et des autoroutes, des vallées de jardins irrigués à demi cachés, et de vastes paysages qui s’étirent à l’horizon. Un livre riche et beau est toujours ouvert devant nous. Il ne nous reste qu’à apprendre à lire. »
En parcourant les États-Unis en moto ou en voiture, John Brinckerhoff Jackson n’aura eu de cesse de s’alphabétiser, d’apprendre à percevoir le paysage, suivre ses mutations et les mettre en évidence. On voit aussi que la relation esthétique au paysage ne se coupe jamais de dimensions morales et politiques. Penser et percevoir un lieu, ce n’est jamais simplement le contempler, l’admirer, ce n’est pas non plus le juger, le rejeter, le disqualifier, c’est tenter de le cerner en le mettant en relation avec l’ensemble des pratiques qui le constituent, l’ensemble des comportements qui en sont à l’origine et qu’il rend possibles. Comme le paysage n’est jamais défini une fois pour toutes, comme il est toujours en cours de définition, de composition ou de recomposition, le paysage ne s’arrête jamais et il n’y a donc pas à le préserver, à la défendre, mais nécessairement à le réinventer sans cesse.

Jean-Marc Besse et Gilles A. Tiberghien (dir.), « John Brinckerhoff Jackson », Les carnets du paysage, n° 30, Arles, Actes Sud et l’École Nationale Supérieure de Paysage, automne 2016.