25.1.21

Le problème, n’est-ce pas que la vérité fasse de toi un inadapté social ? Et le paradoxe en corollaire, que la société rejette le bien que la vérité pourrait lui faire, ou mieux : le bien que tu pourrais lui faire en lui disant la vérité ? Comme un malade qui, ne voulant pas guérir, n’écoute pas parce que sa maladie est devenue son unique horizon et que la guérison causerait l’effondrement du monde dans lequel il s’est installé confortablement pour vivre, quand même ce confort serait une illusion. Et si nul ne connaît plus la mort digne, héroïque, dirait-on presque si tous les héros n’étaient pas morts, et déjà, de son temps même, la mort de Socrate, le pilon où les duplicata de nos meilleures pensées sont anéantis est un enfer bien plus terrible. Partout règne en maître absolu la divinité confite du profit. Qu’il faut être fort, c’est ce qui ressort en des termes toutefois différents de la conversation que j’ai eue avec Daphné avant qu’elle parte à l’école, qu’il faut être fort pour continuer de penser ce que tu penses alors que c’est le contraire qui fait l’unanimité. Fort ou fou. Qui peut le dire ? Qui peut affirmer que ce n’est pas la même chose ? Ce matin, au réveil, dans les carnets de Laurent Margantin, cette phrase de Julien Gracq : « Le vrai bleu — le bleu, qui tend à rejoindre son essence, c’est le bleu nuit. » Pensée qui se tient sans doute à l’extrême opposé du spectre des couleurs de la mienne. Le « vrai bleu » m’étant le bleu du ciel, de la mer, de la Méditerranée, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de vrai bleu, que le bleu de la Méditerranée n’est pas un bleu unique, mais une collection de nuances qu’on apprend à voir en vivant sur ses rives. La différence ne tient-elle pas à ce mot, d’ailleurs, Méditerranée ? Je vois beaucoup de bleu en ce moment, les yeux fermés même. Gamme de nuances que je pourrais rassembler sous diverses dénominations bleu grecbleu Méditerranée, ou bleu polythéiste. Est-ce pour des raisons de ce genre que j’avais ressenti un si profond ennui à la lecture du Rivage des Syrtes ? Question que j’aimerais aussi formuler autrement : est-ce qu’on peut réduire les différences entre les êtres, leurs conceptions du monde, comme on disait avant, à des différences fondamentales comme celles-ci : le bleu que l’on préfère ? Idée tentante, certes, mais simpliste, non ? Et puis, pour revenir un peu en arrière, est-ce que je ne parle pas, moi aussi, du vrai X ? Est-ce que je ne parle pas moi aussi de la vérité ? Oui, mais comme un Grec disant ὁ θεός ne devait pas penser à un dieu unique, mais à une multiplicité d’où l’on pouvait dégager un dieu particulier à qui s’adresser, de qui parler, sous la protection duquel se placer, etc. (Parfois, le vocabulaire que tu emploies risque de te faire croire à des réalités qui n’existent pas.) Je me lève. Je vais à la baie vitrée. Le ciel est gris où se reflète la mer sombre couleur de pierres.