Si je n’acquiesce pas au monde, pour ainsi dire : au monde en soi, au monde en tant que monde, si je n’acquiesce pas au monde, comment puis-je le concevoir autrement que comme une réalité extérieure, et par suite ne pas me tenir moi pour séparé de lui ? Acquiescer au monde, cela ne signifie pas toutefois admettre le monde tel qu’il est (le monde en soi n’est pas le monde tel que je le trouve), ni même me mettre en quête d’une illusoire réconciliation (quel drame aurait donc bien pu nous fâcher à ce point ?) : si je fais l’inventaire du monde, je dois m’y compter. Je suis du nombre du monde. Ce désir de me placer dans une sorte de retrait, à distance ou à part, qu’est-il en effet sinon le symptôme d’une conscience elle-même disloquée ? Acquiescer, cela ne signifie pas non plus ignorer l’écart entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il devrait être (ce qu’une interprétation littérale à l’excès de l’amor fati, interprétation contre laquelle Adorno nous a mis en garde, pourrait laisser penser à tort). Acquiescer signifie que la séparation n’est pas l’origine, et que même la dialectique de l’un et du multiple doit être congédiée parce qu’elle substitue à des questions de fait des questions théoriques, elle substitue à des questions vitales des questions ontologiques. Il ne s’agit pas de savoir ce qui existe, mais comment vivre. Les questions d’existence présupposent la séparation, au moins en ce sens simple qu’il y a quelqu’un qui se met en tête de faire la part entre ce qui existe et ce qui n’existe pas. Or, cette séparation (entre l’esprit et le monde, l’être et le non-être, la métaphysique et la physique, etc.) demeure indépassable tant que ne sont pas abandonnées purement et simplement les problématiques ontologiques. La question de l’être est une question mineure, secondaire, ou pour le dire mieux : la question de l’être est une question tardive. Elle vient tard et impose un retard, un décalage, et ce décalage, à son tour, décale, et ainsi de suite, jusqu’à la scission achevée. Par endroits, les racines des pins font craquer le bitume qui recouvre la terre où elles plongent. Cette résurgence de la vie qui pousse, on n’y prête attention que pour couper le tronc de l’arbre. Il gêne. Comment se fait-il, me dis-je, comment se fait-il que ce soit banal ?

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