Je ne sais pas si ce « journal » est la pire ou la meilleure chose à faire. Mais est-ce que c’est la bonne question ? Cela, je ne le sais pas non plus. Un élément de réponse pourrait toutefois tenir en ceci qu’il ne m’empêche pas d’écrire autre chose, pas plus qu’il ne m’empêche de vivre. Il est là — comme ma vie, mais ce n’est pas ma vie. Pas même un reflet, une image, ni un épiphénomène : c’est une invention. Et dès lors, c’est une partie de ma vie. Qui elle-même n’est pas une totalité. Des choses s’accrochent les unes aux autres pour former un ensemble qui puisse avoir un sens. Mais il n’y a pas de totalité (d’où mon idée qu’il n’y a pas de fragments non plus). Tout ce que l’on peut espérer accomplir, c’est une discontinuité qui ne soit pas trop marquée, qu’il y ait un rythme, une mélodie, que les événements qui composent notre vie ne soient pas comme des séquences hachées, séparées les unes des autres, étrangères les unes aux autres. Est-ce qu’écrire permet de composer cette mélodie ? À soi seul, non, à moins de se dissoudre dans l’écriture, ce qui est sans doute un fantasme pour certains, mais témoignerait plutôt d’une grande faiblesse d’esprit. Tous les livres, mieux : toutes les œuvres du monde seront vaines si elles ne permettent pas à l’individu de s’émanciper. Qui veut encore émanciper l’individu ? C’est peut-être la seule vraie question à poser. Ou, du moins, celle qu’on devrait toujours finir par se poser : qu’est-ce qui émancipe l’individu ? qui émancipe l’individu ? Face au groupe, l’individu est toujours d’une faiblesse telle que chaque décision du groupe, pouvant conduire à son anéantissement, est une menace pour l’individu. Il ne s’agit pas de confier au groupe la tâche de prendre soin de l’individu, tâche qui ne fait jamais que redoubler la menace, mais de trouver chaque fois les conditions qui permettent à l’individu d’échapper par lui-même, par ses propres moyens, à la menace que le groupe fait peser sur lui, de trouver les conditions qui permettent à l’individu de dissoudre le groupe qui le menace. Il n’y a pas d’autres armes pour sauver sa peau. Et quand ces armes ne sont pas disponibles, le danger est immense. Ce « journal », s’il pouvait exprimer cette idée, à la fois en l’exposant abstraitement, comme je viens de le faire, et en l’incarnant concrètement (par le récit et l’analyse de mes tentatives, mes échecs, de mon quotidien, de mes espoirs, etc.), ce journal, je crois, ne serait pas tout à fait vain.

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