14.4.21

Était-ce pendant le film ou après, pensant à elles ou les voyant sur le motif, que je me suis fait cette remarque ? Je ne sais pas. Mais voyant ces images de la réalité et la réalité elle-même, une sorte de rapprochement s’est opéré, collision entre ce chien filmé et ces trottinettes électriques échouées un peu partout autour de nous. Me parlant de cet Adieu au langage, Étienne me dit que c’est comme si tout le film était un prétexte pour filmer le chien. Et ces scènes simples, mais si justes, et si belles, où l’on voit le chien au bord de la rivière enneigée sont émouvantes, sublimes. Pourtant, je me méfie des chiens parce que leurs maîtres m’effraient. Bêtes mal dressées, à peine alphabétisées, que seule l’occasion sépare du meurtre, que seule l’absence de mobile écarte de la barbarie pure et simple. (Le motif contre le mobile.) Dans le film, il me semble que le chien n’a pas de collier. Godard lecteur de La Fontaine. Les chiens que je croise sont des menaces. Armes aux mains de maîtres qui jouissent de l’illusoire domination qu’ils exercent sur l’animal alors qu’ils ne sont que des appendices humains que la bête traîne derrière elle, boulet au bout de sa chaîne. Plus de liberté — ni pour l’homme ni pour l’animal. Toutes ces trottinettes à l’abandon me font penser par la négative aux images du chien dans le film. Ces objets jetés sont d’une humanité terrible. Je me dis qu’il faudrait filmer ces cadavres de notre monde, montrer tout ce que nous nous infligeons, la ruine que nous faisons subir à l’espace dans lequel nous vivons. Terrifiante. Ces objets échoués, et que personne ne regarde sinon pour s’en plaindre, comme moi, comme tout le monde, ces objets impudiques dessinent pourtant le paysage dans lequel nous vivons, ils sont notre conscience incarnée au-dehors de nous-mêmes. Pourquoi les gens consultent-ils encore à prix d’or des spécialistes de la psyché alors qu’elle est là, cette psyché, la même pour tous, étendue morte sous nos yeux ? Quand on éventre notre âme, se répandent les entrailles de cette société douce et durable qui doit faire notre bonheur. Citant le journal de Julien Green, Godard fait dire à ses personnages hors-champ : « — Il n’a pas pu faire de nous… Il n’a n’as pas pu faire de nous des humbles. — Qui ça ? — Ou pas su ou pas voulu. Alors il a fait de nous des humiliés. — Qui ça ? — Dieu. » Mais Dieu y est-il pour quelque chose ? Nous jouissons si fort de cette condition d’humiliés. Pendant que je regarde le film, le voisin hurle en regardant des millionnaires taper dans un ballon contre le racisme. Avec ou sans Dieu. Passion de l’obscénité.