21.4.21

Qui peut errer sans but et pendant combien de temps ? Et moi, quel est mon but ? Faut-il nécessairement qu’il possède un nom ? Mais comment s’en faire une conscience s’il n’a pas de nom ? Si je dis écrire, voilà mon but, cela ne veut rien dire du tout parce qu’écrire ne se donne pas dans l’immédiat de sa présentation comme un art (quelle formule pompeuse…), contrairement à, contrairement à quoi, justement ? Je ne sais pas. J’avais oublié les pages d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs que j’ai lues hier, pages où le narrateur rend visite à Elstir dans son atelier, j’avais oublié tout ce qui se croisait dans ces  pages : les questions esthétiques et les questions érotiques semblant n’être qu’une, la découverte du nom d’Albertine, la découverte qu’Odette est le modèle du portrait que le narrateur regarde dans l’atelier d’Elstir, la découverte par suite qu’Elstir n’a pas toujours été Elstir, mais d’abord ce M. Biche qui parlait de caca à la table de Mme Verdurin, et que, par conséquent, les noms nous cachent quelque chose. Et que c’est l’amour in fine qui nous révèle ce mystère des êtres derrière les noms, car il n’y a pas un être unique derrière son nom propre, mais d’innombrables individus : « Depuis que j’avais vu Albertine, j’avais fait chaque jour à son sujet des milliers de réflexions, j’avais poursuivi, avec ce que j’appelais elle, tout un entretien intérieur où je la faisais questionner, répondre, penser, agir, et dans la série indéfinie d’Albertines imaginées qui se succédaient en moi heure par heure, l’Albertine réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu’en tête, comme la « créatrice » d’un rôle, l’étoile, ne paraît, dans une longue série de représentations, que dans les toutes premières. » Comme Proust l’écrira plus tard dans la Recherche (mais où ? je ne m’en souviens pas) : « pour Albertine, c’était une question d’essence. » Esthétique, érotique, ontologique — il n’y a pas d’unité supérieure à conquérir, ce me semble, si l’unité est susceptible de se donner, elle se donne dans tous les morceaux, mais il n’y a pas de puzzle, pas de pièces qui s’imbriquent les unes dans les autres pour donner une image totale. Ou alors, cette image, nous l’avons déjà vue sur la boîte, et la reconstituer n’est qu’un jeu de patience un peu trop vain — pas une découverte —, pour faire semblant de trouver ce que nous connaissons déjà parce qu’on nous l’a déjà montré. Notre erreur n’est-elle pas de croire dès lors qu’il y a une unité supérieure, comme elle est de croire que les noms propres désignent un individu et un seul, toujours le même ? Il faut opérer dans la réalité comme dans le langage pour découvrir toutes les singularités qui les composent et auxquelles les conventions, les idées préconçues, les concepts prêt-à-porter, les noms propres nous empêchent d’accéder. Rien n’est donné.