29.4.21

Dans le cahier à la couverture ornée d’un bison rouge, hier, entre autres notes, poèmes, etc., j’ai écrit : « Être reconnu socialement (comme naguère dans la querelle des « essentiels » afin de savoir qui aurait le droit de rester ouvert pour vendre sa camelote en période de pandémie mondiale) — tout le monde désire être dans la norme ou, si celle-ci n’existe pas, qu’on lui en construise une dans les limites de laquelle se tenir tranquille, le désir d’être accepté tel qu’on est, mais tel qu’on est (tel qu’on naît), on n’est rien. À mesure que la norme s’étend, que tout le monde aspire à la normalité, plus personne n’est plus intéressant, tout le monde finit par raconter la même histoire, faire la même expérience des mêmes événements, vivre la même vie, et on fait (de) la morale partout ; on veut être reconnu parce qu’on se sent minuscule face à une société de plus en plus envahissante (plus de « sphère privée » : tout est public), or plus on est reconnu et plus la société grossit. » Sorte de raisonnement à l’inéluctable. L’incommensurabilité de la société avec l’individu, laquelle semble abolie par la disponibilité des moyens rendant effective une communication immédiate, alors qu’elle est renforcée par cette illusion, au contraire, qui fait croire à chacun qu’il a le droit de dire ce qu’il en pense quand il ne pense plus mais se contente d’exprimer des contenus déjà pensés (telle est l’une des clefs de l’influence, de la popularité), cette incommensurabilité ne cesse de renforcer le sentiment que le seul moyen d’exister consiste à occuper une place dans le monde social alors que plus les individus occupent des places définies et reconnues dans le monde social et plus s’accroît le hiatus qui sépare l’individu de la société tout en l’ingérant. La société dans laquelle il est dissous demeure hors d’atteinte de l’individu. De plus, cette intégration dissolvante de l’individu dans la société, loin de favoriser la solidarité entre les individus, engendre une atomisation toujours croissante des individus, lesquels n’ont plus accès à leur conscience que par la médiation de la société : si tout ce que chaque individu se croit être doit être validé par la société (pour qu’il se sente accepté, non discriminé, toléré dans sa spécificité, reconnu, etc.), l’individu n’a d’autre accès à lui-même et à l’autre que par l’image que la société lui renvoie de soi et de l’autre. Plus l’intégration sociale croît, et moins l’individu est autorisé à penser par lui-même, toute pensée non socialisée étant un facteur de discrimination, de différence, de distinction, d’anormalité. La sociologie de gauche s’est retournée contre elle-même. Elle a commis l’erreur d’inférer de la construction sociale de la distinction (c’est-à-dire du processus de domination), la construction sociale des valeurs sur laquelle la domination prétend se fonder, pour s’anéantir finalement dans un « tout se vaut parce que tout est une construction sociale » où la naïveté et l’opportunisme d’une chimérique prise de pouvoir convolent en cyniques noces. Alors que l’analyse de la distinction comme forme dans laquelle s’exerce la domination sociale aurait pu permettre à l’individu de s’en libérer, elle l’a rendue totale : tout signe de distinction étant tenu pour suspect par essence, c’est dans l’uniformité de la non-distinction (qu’on considère à tort comme de la tolérance, de l’inclusivité) que s’accomplit la parodie de libération, qui est en réalité l’accomplissement de la domination sociale absolue. La cinquième de Beethoven est insupportable parce qu’elle rappelle une époque où l’on croyait au génie, c’est-à-dire en une inégalité salvatrice. Croyance qu’exprime le prince Mychkine dans l’Idiot de Dostoïevski lorsqu’il dit que c’est la beauté qui sauvera le monde. Nous qui passons notre temps à nous divertir, cette idée nous est étrangère, rien ne doit s’élever au-dessus de quoi que ce soit de peur que ce dépassement nous rappelle l’ennui incorporé que nous tentons sans fin d’oublier. Depuis, je suis allé courir sous la pluie. Dans le parc, par moments, parfums délicieux, presque irréels, de l’époque où il n’était pas encore une île dans la ville. Il y a 500 ans. Dans les notes qui accompagnent mon édition des œuvres de Rabelais, les éditeurs font remarquer que le texte nous est plus accessible qu’au lecteur contemporain de sa publication. 500 ans d’avance. Tout le temps, l’histoire va dans tous les sens.