5.5.21

C’est vrai que je parle dans le vide. Rien de nouveau. Je crois l’avoir déjà confié ici. Généralement pour m’en plaindre, bien évidemment ; — les confidences sont rarement gratuites. C’est si vrai que je parle dans le vide que mes « proches » eux-mêmes, de qui on pourrait attendre le témoignage d’un certain intérêt pour ce que je fais, semblent mettre un point d’honneur à m’ignorer, préférant aduler les stars et les starlettes bon marché avec lesquelles on remplit le quotidien de leur imaginaire. Les gens sont des imposteurs, des commerçants sans originalité, des promoteurs de morale à la petite semaine, des escrocs dépourvus du moindre talent, des plagiaires et des poseurs, mais leurs photographies sont jolies et puis, quand ils font des lectures, il y a un type qui les accompagne à la guitare électrique. Il en est à qui ça suffit. Je parle dans le vide, c’est une banalité de le dire, alors pourquoi est-ce que je le dis ? Probablement pour cette raison que, si vraie que soit cette proposition, elle ne me dérange pas. Ne m’empêche pas de dormir. C’est-à-dire que, si une sorte de prophète diabolique devait venir me trouver cette nuit pour m’annoncer que, dussé-je vivre encore cent ans, je passerais ces cent prochaines années à parler dans le vide, eh bien, cela ne me ferait pas peur, ni ne me découragerait le moins du monde : je continuerais de faire ce que je fais. Je lui dirais, mais qu’est-ce que je lui dirais ? Me posant cette question, je repense à ce rêve que j’ai fait la nuit passée. Dans ce rêve, quelqu’un (je ne me souviens plus de qui exactement, je ne parviens pas à identifier précisément son visage, mais je sais qu’il appartenait à un groupe d’« amis » (abus de guillemets et de parenthèses aujourd’hui) que je fréquentais à un moment de ma vie quand j’habitais encore à Paris et, dans le rêve aussi, il appartenait à ce groupe, et le groupe était là, présent à la manière d’une sorte de chœur muet, comme on le verra par la suite), un homme renversait ma tasse de café pleine (semblable à celles que je possède, en porcelaine blanche avec un motif dessiné dans une couleur assortie à la sous-tasse) sur quelque chose qui m’appartenait, ce qui me plongeait dans une colère noire. Je me mettais alors à hurler des horreurs à son intention (je me souviens notamment de la dernière insulte qui, au moment où je la prononçai, me sembla s’écrire simultanément en lettres majuscules dans mon esprit : ALLEZ TOUS VOUS FAIRE ENCULER !) ainsi qu’à celle du groupe qui se réfugiait dans un réduit (le plan de l’appartement reproduisait en deux fois plus grand au moins le plan de l’appartement familial, avec un mobilier complètement différent, mais dans la même disposition, le réduit se trouvant au fond de la cuisine, c’est-à-dire à droite de l’endroit où je me trouvais en suivant un L basculé à 90°). Je continuais de les insulter copieusement avant de quitter l’endroit où je me trouvais tout en les voyant entassés dans leur réduit, terrifiés (ce qui, logiquement, n’est pas possible : j’avais donc sur la scène un double point de vue : le mien — je voyais le café se renverser sur mes affaires en caméra subjective — et un point de vue surplombant — celui du narrateur omniscient puisque je voyais quelque chose que je ne pouvais pas voir en raison de l’endroit où je me trouvais dans le rêve — je voyais la scène comme le rêveur que j’étais et le rêveur rêvant se voyant rêver). Et il me semble que ce rêve est une réponse à la question de savoir ce que je dirais à mon prophète diabolique, et que ma vie diurne, dès lors, exprime quelque chose que j’ai formulé pour moi-même durant la vie nocturne, quelque chose qui exprime une volonté de vivre puissante et que rien ne semble pouvoir arrêter. La vitalité possède ainsi quelque chose d’absurde, qui va contre la rationalité, puisque la rationalité voudrait, constatant l’échec de ce que je fais, que je fisse autre chose. Ou alors, cette vitalité exprime en vérité une rationalité supérieure dont le sens réel m’échappe, du moins en partie, parce que je ne comprends pas tout, non, parfois, je me contente de vivre, d’être la pure énergie de ce qui devient, la pure innocence du devenir.