3.9.22

Qu’il faille entrer dans ses vêtements, ainsi commence la standardisation de l’existence. Et si seulement il ne s’agissait que de standardisation, ce à quoi, nous  autres, humanoïdes postmodernes du début du XXIe siècle, sommes habitués, qui devons entrer en classe, entrer dans la vie active, sommes sommés de rentrer une fois, puis deux fois par an sans que jamais personne ne se demande où nous avions bien pu sortir — dans la vraie vie ? mais où est-elle ? hors du commun ? anywhere out of this world ? —, mais ce que je subis, c’est une pure dépossession de moi, — là, à fleur de peau. Comment, alors, n’aurais-je pas le sentiment de n’être pas né dans le bon corps, puisque ce corps, dès l’interior intimo meo même qu’est mon épiderme, ce corps n’est pas le mien, lui à qui l’on enjoint de prendre la forme d’un autre, de tous les autres corps, d’un corps dans lequel tout le monde pourrait entrer, d’un corps inexistant, d’un corps qui pourrait aller à tout le monde ; — à tout le monde, sauf à moi. Qui suis-je, qui me trouve enfermé dans cette cabine d’essayage si exiguë que l’on y respire à peine, à suer comme une bête qu’on s’apprête à abattre, là, devant ce miroir, sous cette lumière crue, si hideuse que je m’y déteste absolument ? Me voici gros, gros et repoussant, inapte aux vêtements que la société de surabondance dans laquelle il m’a été donné de naître (quelle chance j’ai, ne cesse-t-on de me répéter) me jette au visage par milliers quand la veille à peine j’étais cet amant audacieux qui prenait plaisir à faire jouir encore et encore sa partenaire, inépuisable, rugissant, triomphant, pur et libre dans la parfaite innocence de la vie ; qui suis-je ? L’un ou l’autre ? À choisir, on se noierait dans des cascades d’alternatives ; à ne pas choisir, on s’enfermerait dans le non-lieu de la réclusion. Partout, la forme d’un monde qui me précède et auquel je dois m’adapter, m’ajuster, m’assène le même message : je ne suis personne. Nulle ironie ithaque ici, mais la seule voix du monde social et son unique parole d’humanité : je n’existe pas. Où suis-je, moi qui dois entrer dans des vêtements qui ne sont pas les miens, me tenir en des murs qui ne m’appartiennent pas, me fondre dans une masse à laquelle je n’appartiens pas ? Nulle part ? Même pas. C’est déjà un mot, une indication, un toponyme, le nom de l’absence. Or, il est impossible de dire quand partout le langage est humilié. Nulle opération chirurgicale ne me libérera jamais, n’apaisera  jamais l’angoisse radicale que cause la civilisation du prêt-à-porter, car cette angoisse est saine, qui me dit la vérité : cette vie est invivable, ce monde est inhabitable. Je ne devrais pas me débarrasser de cette angoisse, je ne devrais pas chercher à aller mieux, je n’ai pas à guérir, je ne suis pas malade, je ne suis pas bizarre, je ne suis pas inadapté, c’est que tout est à réinventer : sur-mesure, une nouvelle esthétique nous réclame.