Défasciser l’esprit (derechef). — Dans la conscience collective, le Juif est une victime. Si l’image fantôme qui s’efface d’enfants, et de leurs mères et de leurs pères, vêtus de pyjama rayé, prisonniers derrière les barbelés d’Auschwitz, aura permis à l’Occident de prendre conscience de la catastrophe qui a eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale, paradoxalement, elle aura aussi contribué à renforcer la préconception selon laquelle le Juif est un mort en puissance. Le Juif est un spectre : il hante la conscience occidentale (et guère que la conscience occidentale, il faut bien le dire) parce qu’il est fondamentalement mort. Dans la conscience collective, le Juif vivant est un non-sens parce que le Juif est un non-être. Au mieux, le Juif est-il un survivant, qui porte sur sa peau les stigmates tatoués de la catastrophe. Aussi, le Juif appartient-il fondamentalement au passé. C’est notre mauvaise conscience qui revient nous hanter, le soir avant de nous coucher, mais le matin, au réveil, tout est oublié, la vie peut reprendre son cours normal, débarrassée de ce encombrement. Ce qui est inconcevable, dès lors, pour la conscience collective, c’est que le Juif puisse vivre et qu’il ne soit pas le Juif, en outre, c’est-à-dire : un concept, une idée, une abstraction, mais un être en chair et os, une personne qui a le droit de ne pas être une victime. Ce qui est inconcevable, pour la conscience collective, c’est que les Juifs puissent vouloir vivre, ni plus ni moins que les autres. Et qu’ils en aient le droit, ni plus ni moins que les autres. Ce que j’appelle défasciser l’esprit, c’est parvenir à la conscience des idées qui nous précèdent quand nous pensons, quand nous essayons de comprendre le monde dans lequel nous sommes nés et à quoi bon nous y sommes. À quoi bon, j’insiste, et non pourquoi, cela n’ayant définitivement aucun sens, il n’y a pas de pourquoi, ni explication ni justification ultime ; parvenue à un certain point, tout ce que la conscience peut dire, tant elle bute sur le sol dur de ce qui n’a pas de raison, c’est ceci : c’est comme ça. Mais parvenir à la conscience que notre esprit est occupé, qu’il n’est pas libre, et qu’il faut faire place nette avant d’accéder à un langage dont on puisse espérer qu’il ne soit pas trop faux, cela est décisif. Sinon, tout recommencera toujours, exactement comme cela a eu lieu auparavant, catastrophe après catastrophe, jusques à la fin des temps. Et nous continuerons de penser que le massacre des innocents, simplement parce qu’ils sont ce qu’ils sont, est dans l’ordre des choses. Défasciser l’esprit, c’est ce que je dis, au contraire, c’est concevoir le désordre des choses, ce que, confronté au problème du mal — du mal radical —, Kant appelait un « scandale pour la raison ». Et le scandale n’est pas le réflexe de la bourgeoisie qui se protège. Le scandale est (ou devrait être, malheureusement) le sentiment de quiconque se tient dans le monde tel qu’il est en tant qu’être humain. Mais encore faut-il vouloir se défasciser l’esprit.