vingt-sept octobre deux mille vingt-trois

« Chapelle Saint-Guévroc, dunes de Keremma », suivi de la date d’aujourd’hui, aujourd’hui, je pourrais me contenter d’écrire cela et, dans quelques années, quand je relirai ce que j’ai écrit, je comprendrai. Mais ce n’est pas vrai, je ne relirai probablement jamais ce que j’ai écrit ; cette peine, je la laisse aux éventuels archéologues littéraires du futur qui seront assez fous pour se l’infliger. Et puis, ce n’est pas ce que j’ai fait, me contenter d’écrire ces mots : « Chapelle Saint-Guévroc, dunes de Keremma », suivis de la date d’aujourd’hui, dans mon carnet au bison noir, j’ai aussi écrit ce qui pourrait être ou sera le début d’un poème, cela, je ne le sais pas. Ce que je sais, c’est que je me sentais bien là où je me trouvais, dans cet intervalle entre la terre et la mer, devant cette petite chapelle qui a été ensevelie sous des tempêtes de sable en 1661 et 1712. Dans cette chapelle qu’on ne peut pas visiter parce que c’est une propriété privée, il paraît que sous une trappe se trouve un escalier de douze marches qui descend à une source d’eau douce. Et, songeant à cette idée, je n’ai pu m’empêcher de m’imaginer les propriétaires du lieu se livrant à quelque rite initiatique comme les hommes qui habitaient ces lieux ont dû s’y livrer depuis les temps les plus reculés de la préhistoire, cela aussi, je l’ai imaginé. Et si tout cela, je l’imagine, ce n’est pas seulement que mon imagination est fertile, c’est aussi que notre vie manque de ritualité. Enfin, je crois, je n’en sais rien. Parfois, je me trouve trop mou, trop lâche, trop faible, trop fatigué, alors je me souviens que je tiens ce journal, et je me sens un peu plus dur, un peu plus fort. Sinon, que faisons-nous, à part conduire nos automobiles à d’indécentes allures pour aller nulle part ? D’un œil distrait et, à dire le vrai, pas tout à fait intéressé, j’ai fait semblant de lire ce que j’avais écrit la dernière fois que je m’étais rendu à cet endroit, le trois mai deux mille vingt-trois, et mes sentiments m’ont semblé différer en tout de ce qu’ils étaient alors. Pourtant, j’ai eu envie de revenir ici, j’ai eu envie de revoir cet endroit. Est-ce la preuve que mon expérience ne se limite pas, ne se réduit pas aux sentiments qu’elle m’inspire ? Mais je n’ai pas fait non plus la même expérience que la fois précédente. Et puis, je n’ai pas fait qu’une seule expérience, aujourd’hui, non plus. Quand nous sommes arrivés, le temps était couvert, peu à peu il s’est dégagé et le soleil a illuminé la baie. J’ai pris une dizaine de photographies instantanées de ce j’avais sous les yeux, dont Nelly et Daphné, et j’ai écrit le début du poème dont j’ai parlé. Au large, on voyait les vagues se fracasser contre les rochers et, comparée au calme qui régnait sur le rivage, cette vision semblait surnaturelle, impossible à comprendre vraiment. L’expérience était distordue, double, paix et agitation se répondant dans un dialogue de sourds. Et, de fait, on n’entendait rien. Pas même le silence, on entendait le calme du monde et on pressentait la possibilité de sa rage, mouvement et repos désynchronisés en un même temps. Quand le ciel est devenu bleu pur, les gerbes blanches semblaient d’éphémères cimes enneigées qui émergeaient à la surface de la mer. La roche, qui avait perdu son aspect lunaire, ne semblait pas plus naturelle pour autant, sa présence avait toujours quelque chose de dérangeant. Ces massifs de pierre, si l’on m’avait dit que la main de l’homme les avait érigés, je l’aurais cru et, si l’on m’avait dit que la main de l’homme ne les avait pas érigés, je l’aurais cru. Stèles ou purs hasards, dans aucune version d’eux-mêmes, ils n’étaient moins étranges, moins fascinants, ni moins beaux. Il aura fallu que ce lieu soit un lieu de mystères pour que des hommes, au premier temps du christianisme, y bâtissent un temple pour leur dieu. Il aura fallu que ce lieu soit un lieu de mystères bien des millénaires avant le christianisme, quand ce bout de pays entre la terre et la mer était encore une île, et après aussi, à tous les changements de sa géographie, il aura fallu que ce lieu soit un lieu de mystères, à tous les moments de son histoire, aussi, sauf aujourd’hui. Aujourd’hui, il n’y a plus que des gens qui viennent faire chier leurs chiens là où nos ancêtres offraient jadis à leurs dieux le sacrifice de nos ancêtres. Est-ce le sens de l’histoire ? Je ne sais pas. Je repense à mon poème, et je me dis : si c’est le sens de l’histoire, pourvu que ce ne soit pas l’unique sens de l’histoire, le sens unique de l’histoire, sa voie sans issue. Et, dans un sursaut d’orgueil, je laisse enfin tomber la métaphore automobile.