trois mai deux mille vingt-trois

Jadis une île, aujourd’hui un camping, il y a 300000 ans que l’homme occupe ses lieux. Et il est vrai que c’est une description possible du progrès à l’échelle humaine tout comme il est vrai que c’est une description possible du déclin à l’échelle humaine. Vues d’une certaine manière, toutes les descriptions se valent, ou du moins, on ne sait pas très bien faire la différence entre une chose et une autre, une chose et son contraire, deux choses qui semblent identiques mais ne sont guère qu’à peu près semblables. Comme on ne sait pas faire la différence, on (se) dit que c’est la même chose. On s’enferme dans son univers. On enferme son univers. Et c’est vrai qu’il est plus confortable de vivre aujourd’hui, fût-ce dans la promiscuité populaire des sanitaires communs d’un camping que jadis, au paléolithique, une existence précaire, soumise aux aléas des éléments. Était-elle plus authentique, l’expérience de l’homme du paléolithique ? Moi qui n’ai jamais connu de l’existence que le confort tendanciellement bourgeois que la France offrait naguère encore aux enfants pas trop mal nés dans le dernier quart du XXe siècle, je me garderai bien d’émettre le moindre jugement à ce sujet. La vérité, c’est que je ne sais rien de la vie que ce que j’en expérimente. Quelquefois, c’est vrai, il me semble que quelque chose de beaucoup plus vieux que moi me traverse, quelque chose que je ne comprends pas forcément, mais que je ressens, des forces en présence m’envahissent, et je me tais, et j’écoute. Le temps est si long, en vérité. On ne s’en aperçoit pas, pris comme l’on ne peut que l’être dans l’immédiateté du moment. L’ordre dans les perceptions semblant toujours venir en retard, on suppose qu’il n’y en a pas, que tout n’est qu’une rhapsodie absurde des événements qui se succèdent. Et c’est peut-être vrai, je ne dis pas le contraire, je ne sais rien de l’existence, je n’en conçois pas de schéma a priori ; je vis. Le temps est si long. C’est ce que je me suis dit, écoutant la Nuit transfigurée de Schönberg à la radio, tout à l’heure. Version pour orchestre de chambre à laquelle je préfère la version pour sextuor à cordes, squelettique, à l’os, façon de parler, façon d’écouter, surtout. Et tout le temps qu’il aura fallu pour que cela soit acceptable, audible. Encore que, sans doute, le plus grande partie de l’œuvre de Schönberg ne le soit toujours pas, acceptable, audible. Le temps est si long, on n’en perçoit d’une infime partie qu’on hypostasie comme si c’était tout le temps, toute la vie, l’univers. J’étais là, je marchais sur cette dune. Il y avait une petite chapelle à l’intérieur de laquelle, paraît-il, une trappe ouvre sur un escalier qui descend vers une source d’eau douce. Oui, là, à quelques pas de la mer seulement. Saint-Guévroc. La chapelle était fermée (nous vivons en France, tout de même). Et cette clôture n’aura fait que me rendre la chose plus mystérieuse encore, plus attirante encore, plus fascinante encore. Va à la chapelle. ll y a une trappe. Ouvre-la. Tu découvriras un escalier. Descends. Et alors ? Descends.