L’impression de me cogner la tête contre les parois du bocal où je suis enfermé est-elle une illusion ou la conséquence d’une description, imagée, certes, mais à peu près exacte de la réalité ? Ce n’est pas que je me sente mal ou malheureux ou je ne sais quoi — moi, par exemple, si je m’ausculte jusqu’à l’os, je ne trouve rien qui justifie les reproches dont tel ou tel m’accable ni l’indifférence avec laquelle les gens du métier me traitent, tout à fait comme si je n’existais pas, et peut-être que je n’existe pas, comment savoir ? on ne peut jamais être absolument certain, n’est-ce pas ? —, au contraire, je me sens aussi bien que possible par les temps qui courent, le temps qu’il fait, et tout, et tout, mais ce n’est pas de moi en tant que je suis l’être que je suis qu’il s’agit, mais de moi en tant que j’habite ce monde, ce monde impossible à habiter, ce me semble en tout cas, non par essence (ce n’est ni une question de moi en tant qu’être ni une question de monde en tant qu’il est ce que son essence dispose qu’il est), j’entends par l’usage, l’usure (détérioration, non pas intérêt du prêt consenti) qu’on cause avec son usage et cette impression que le monde que nous habitons est de plus en plus abîmé, comme un paire de souliers dont l’un, à force de la porter, finit troué. Comparaison qui n’est pas heureuse, je l’admets bien volontiers, mais c’est celle qui m’est venue à l’esprit, peut-être parce qu’elle fait du monde quelque chose de trivial, ce que je crois qu’il est, encore une fois non en soi mais par suite de ce que l’on en fait. Il y a quelque chose du monde qui nous est donné — nous sommes mis là par le plus grand des hasards sans doute et il faut faire avec ce que l’on nous transmet ou ne nous transmet pas, ce que l’on détient ou ne détient pas, ce que l’on trouve ou ne trouve pas — et quelque chose que nous donnons. Dans l’écart entre le don et le don, c’est peut-être le destin du monde qui se joue. Et cette fois, c’est d’être grandiloquent qu’on me reprochera, et cela aussi, je veux bien l’admettre. Encore que, regarde, n’as-tu pas le sentiment que, chaque instant, c’est le destin du monde qui se joue ? Chaque instant est une bifurcation. Qui vit sa vie sans avoir conscience de ces innombrables bifurcations, la traverse sans rien comprendre. Elles ne sont pas le fruit d’un choix, ces bifurcations, elles nous expriment : il n’y a rien à choisir, c’est sentir qu’il faut. Et cultiver une sorte d’instinct du sens — sens de l’histoire, sens esthétique, et jusqu’à quel point ne se confondent-ils pas ? Et si je me prends moi, ce n’est pas que je sois mon exemple préféré, c’est que je suis le seul que j’aie sous la main. Et, au fond, ne suis-je pas semblable à quiconque, identique à n’importe qui ? Parler de moi, c’est parler de tout le monde. Parler de moi, c’est parler du monde.