vingt-sept novembre deux mille vingt-trois

Il pleut. J’ai froid. Mais je n’ai pas envie d’allumer le chauffage, pas encore non. Je veux me priver de ce luxe durant quelques heures de plus. Je commence à rédiger un paragraphe, et puis je l’efface. J’en commence un second et celui-là aussi, je l’efface. Je ne bouge plus. Je regarde le boulevard. Quand quelque chose résiste, faut-il abandonner, l’écriture ne pouvant se dérouler que dans une sorte de flux, d’écoulement qui semble sans entrave ? Ou cette résistance est-elle le signe qu’il y a quelque chose à débloquer, comme un verrou qui attend la bonne clef ? Je ne suis pas certain de la qualité de cette dernière comparaison, mais je n’en vois pas d’autre. Continuons. Et revenons en arrière : ce matin, quand je suis sorti de chez moi pour aller courir, il faisait trois ou quatre degrés, cinq peut-être, mais pas plus, une pluie fine tombait et le vent soufflait en rafales. Je n’avais pas froid. Je ne sais pas si j’avais envie de courir. Je sais que je m’étais dit que j’irai courir et il me semble que je n’étais pas mû par un quelconque désir, plutôt par une forme d’obéissance à moi-même, à mes propres décrets pris la veille ou l’avant-veille, ou le jour d’avant, je ne sais plus, est-ce que cela a de l’importance ? Non, je ne le crois pas. Ce qui a de l’importance, c’est que je m’obéisse et que, ainsi, je sois capable de quelque chose. Étrange rédaction, mais c’est peut-être la bonne. Pourquoi ? Suis-je incapable ? Ce n’est peut-être pas tout à fait ce que je veux dire, j’entends : aussi littéralement, aussi brutalement, mais n’est-ce pas toutefois l’impression que je me fais, même sans en dire un mot, ce que je pense profondément de moi, que je suis un incapable ? et alors, quand je m’aperçois que je parviens à me faire obéir de moi-même, à respecter mes propres décrets, je me dis que tout n’est peut-être pas perdu. Pour courir ? Non, pas pour courir. Courir est une discipline, mais ici c’est une image. Une image transparente de quelque chose d’autre que je veux accomplir et que je ne parviens pas à accomplir. Et je ne sais pas si je n’y parviens parce que je n’en suis pas capable, parce que je manque de la discipline nécessaire pour ce faire, ou parce que ce n’est pas encore le bon moment, parce qu’il manque encore quelque chose que je n’ai pas encore trouvé, mais que je ne dois pas cesser de chercher, parce que c’est là, quelque part, je ne sais pas où, peut-être nulle part, peut-être faut-il l’inventer de toutes pièces, mais cela existe, cela peut exister, cela existera un jour, et il ne sera pas trop tard alors pour accomplir le x dont il s’agit. J’ai couru pendant une heure dans le jardin qui était d’autant plus beau qu’il était presque désert mais pas tout à fait : ce qui le rendait beau, je crois, c’était cet équilibre entre l’absence et les gens, le vide et les passants. Je ne flânais pas, mais j’aurais pu flâner, il y avait une belle qualité de lumière malgré la pluie qui tombait, le vent qui soufflait. Parfois, le jaune des feuilles tombées de l’arbre qui recouvraient le sol brillait comme de l’or chaud et humide et illuminait le passage. Le ciel n’était plus gris alors, il était éclairé par en bas, par un soleil qui montait de la terre sans brûler ni aveugler. Cette inversion du monde, chaque fois que je passais, j’avais envie de m’arrêter pour la contempler, pour essayer de déceler quelque chose de plus profond, mais peut-être n’y avait-il rien de plus profond, rien que cette apparence, fugace, parce que je passais dessus en courant, qui illuminait le monde d’une beauté à peine étrange. Quand je me suis arrêté de courir pour rentrer chez moi, la pluie a redoublé d’intensité pendant quelques instants et je me suis aperçu que j’avais les genoux et le bas des cuisses rougis par la pluie et le froid. Pourtant, je n’avais pas la sensation d’avoir froid, je n’avais pas la sensation d’être trempé par la pluie. J’avais le sentiment d’avoir fait ce que je devais faire, fût-ce quelque chose d’aussi dérisoire et insignifiant que courir malgré le froid et la pluie. Dans une rédaction antérieure de ce journal, je parlais d’une certaine « résistance du monde », et je m’aperçois que, dans la version actuelle, cette « résistance du monde » est devenue la résistance de l’écriture avec cette image du verrou qui attend la bonne clef. Au lieu de parler de « résistance du monde », j’aurais plutôt dû parler de « réticence du monde », au sens du monde qui m’inspire une telle forme de désapprobation. Je regarde le ciel par la fenêtre ; n’était l’agitation grossière, le monde serait doux. Et peut-être ne supporté-je pas qu’on fasse violence à cette douceur quand je la ressens. Non, pas quand je la ressens, pas quand je la conçois, quand je la perçois. Quand je la perçois, je voudrais dire : « Regarde » à quelqu’un, mais personne n’écoute. Alors, j’écris. Ce n’est sans doute pas aussi caricatural que cela, mais il y a quelque chose de vrai dans cette description. Alors, j’écris.