Le mystère de la chambre interdite

Il y a plusieurs façons de raconter cette histoire, toutes aussi satisfaisantes ou insatisfaisantes les unes que les autres. L’une consistera à imaginer plusieurs versions d’un même récit dont l’une, originelle, soutiendra le narrateur, enfouie dans un manuscrit que l’on croyait perdu, par exemple, aura été découverte par hasard au cours de quelque flânerie littéraire. Une variante de cette version remplacera la flânerie littéraire par une forme d’archéologie plus ou moins méthodique, mais la variation sera mineure, ne modifiant guère qu’une certaine couleur du récit. Une autre manière de raconter l’histoire sera de la mettre dans la bouche de quelqu’un qui la tiendra de quelqu’un qui, éventuellement, la tiendra aussi de quelqu’un et d’insister sur l’incertitude de la chose tout en prenant soin de préciser que cette incertitude ne gâte en rien la valeur et la qualité de l’histoire racontée. On pourra aussi imaginer un personnage, que le narrateur n’aura pas vu depuis fort longtemps, alors que ce personnage avait l’habitude de lui rendre visite fréquemment, qui réapparaîtra soudain, poussé sans doute par l’irrépressible envie qui sera la sienne de faire le récit qu’il fera, récit qu’il tiendra pour extraordinaire, proprement révolutionnaire, d’une étonnante aventure. Le sera-t-il vraiment ? Ce sera une autre histoire. Peut-être, pour insister sur l’aspect bizarre de la relation que le récitateur et lui entretiennent, le narrateur évoquera-t-il les sentiments qu’il a pour ce dernier, mêlant la narration proprement dite aux souvenirs de ses rêveries érotiques, lesquelles prenaient invariablement pour objet le récitateur. Peut-être, même, la nuit précédant sa visite impromptue, le narrateur aura-t-il rêvé du récitateur, ce qui donnera une troisième dimension au récit : fantastique pour la première, érotique pour l’autre, et onirique pour la dernière. Il y a encore une façon simple de raconter cette histoire, sans préambule ni aucune espèce de formule originale, un peu comme on faisait quand on commençait, jadis, les récits par « Il était une fois… » Et puis, en plus des innombrables autres que je passe sous silence par manque de place, d’imagination ou, plus probablement, de patience, il y a celle-ci, laquelle consiste, pour éviter de sembler trop naïf, à évoquer les différentes manières dont on peut faire un récit. Cette façon de faire a bien des inconvénients, notamment celui-ci, qui n’est pas le moindre, qu’elle rebutera les lecteurs pressés d’en venir au fait. Elle découragera quiconque aura pris l’habitude des caricatures qui tiennent lieu de discours, quiconque aussi n’aimera que les opinions tranchées, opinions à la faveur desquelles des camps d’enragés s’affrontent dans de bouffes et stériles luttes. Et peut-être, d’ailleurs, ne ravira-t-elle personne, cette histoire, oui, peut-être décevra-t-elle tout le monde. Décidément, il y a beaucoup de peut-être. Si, pour ma part, j’emploie cette façon de procéder, c’est que moi-même, à dire le vrai, je n’ai pu me résoudre à en choisir une plutôt que l’autre, je n’ai pas eu le courage d’éliminer une version possible au profit d’une autre. Toutes ces histoires auraient également mérité d’être racontées parce que, si le squelette peut sembler le même, chaque variation est comme une chair nouvelle qui vient en sublimer l’os. Dans mon histoire, ainsi, un grand aristocrate — un duc — qui possède un magnifique château tient l’une de ses pièces fermée et en défend l’entrée de cette pièce à ses gens, ses amis, ses conquêtes, tout le monde absolument. Or, un jour, un peu comme dans l’histoire du château de Barbe-Bleue, mais pas du tout comme dans l’histoire du château de Barbe-Bleue, on le verra plus loin, un serviteur du duc, grisé par les innombrables histoires qui entourent le mystère de la chambre interdite, et notamment celles qui évoquent un trésor contenant des richesses sans pareilles, décide d’enfreindre l’interdit et de pénétrer dans la chambre. Il attend le soir, que tout le monde soit endormi, il a bien préparé son coup, tout est prêt pour qu’il puisse ensuite prendre la fuite sans jamais risquer d’être retrouvé, et entreprend sa démarche sacrilège. Le lendemain, le duc a réuni toute sa domesticité, ainsi que ses amis les plus chers et sa fiancée. Depuis quelques heures déjà, le bruit de l’effraction court partout, du château à Paris. Toutes les personnes que le duc a conviées sont présentes, qui attendent, impatientes, de connaître le fin mot de l’histoire. Quand, tout à coup, le duc paraît. Sans dire un mot, il adresse un signe convenu d’avance à un invisible projectionniste et, sur la toile blanche immaculée qui, dans le même mouvement, est tombée du plafond de la grand-salle, on voit apparaître la mine ahurie du serviteur. Alors, ce dernier fait son apparition en chair et en os, et le duc éclate d’un rire moqueur et méchant. Et tout le monde l’imite. Certains le montrent du doigt, d’autres le huent, d’autres veulent s’en prendre à lui, le molester, le tuer. Mais, soudain, le duc se tait. D’un geste non moins théâtral que le précédent, il réduit l’assistance au silence. Et puis, il prend la parole. Sans le nommer, sans même lui adresser un regard réprobateur, il raconte l’histoire du serviteur qui a voulu pénétrer dans la chambre interdite et comment lui, le duc, avait prévu qu’un jour quelqu’un, serviteur ou autre, enfreindrait sa loi. Le duc raconte encore que la pièce était vide, qu’elle a toujours été vide, qu’il ne s’y sera jamais trouvé que la bassesse, la médiocrité, la méchanceté, et les plus innommables des vices des hommes, les fantasmes les plus anciens et les plus grotesques des hommes : l’appât du lucre, l’envie du stupre. Aussi, continue le duc, avait-il disposé une caméra qui se déclencherait le jour où quelqu’un pénètrerait par effraction dans la chambre interdite et immortaliserait ainsi la mine ahurie que le coupable aurait confronté à la réalité : dans la chambre interdite, il n’y a rien. Le duc ajoutera peut-être, pour se hisser un peu plus haut encore au-dessus de l’assistance pourtant déjà entièrement soumise, qu’il aurait cru que ce jour viendrait plus tôt, mais que ces gens, ses amis, ses amies lui sont si dévoués qu’ils ont déjoué ses pronostics ; comment ne les en féliciterait-il pas ? Ses amis, ses gens, sont les meilleurs des amis, les meilleures des gens. Il ne chassera pas le serviteur, non, tout reprendra son cours, exactement comme avant, précisera-t-il. Cette petite farce bien innocente, ajoutera le duc, non sans afféterie, avait pour but de rappeler à tous qu’on n’enfreint pas sa loi.  Jamais. Il n’y a rien derrière les murs de l’interdit, commentera alors ce personnage que le narrateur n’avait pas vu depuis des mois, depuis des années peut-être, il n’y a rien au cœur de nos désirs, telle est la morale originelle du conte, la morale première de tout conte. Telle est la morale de toute morale : il n’y a rien, ajoutera peut-être le personnage, mais le narrateur ne l’écoutera déjà plus, il sera perdu de nouveau dans ses rêveries érotiques, ses délicieuses rêveries érotiques. Osera-t-il les lui avouer, cette fois, ou repartira-t-il, comme toujours il repart, le personnage, et pour ne plus jamais revenir, in fine, qui sait ? Dans une autre version du récit, le narrateur conclurait en insistant sur l’incertitude de la chose racontée, passée par tant de bouches avant de parvenir à nos oreilles, laquelle incertitude toutefois n’est rien comparée au plaisir que nous donnent les histoires quand nous les racontons, quand nous les entendons raconter. Une autre, enfin, ne dirait rien. Exactement comme dans la chambre interdite, il n’y a rien, que ce néant qui perce tout mystère. Et le silence sur lequel elle s’achèverait, cette version de l’histoire, serait sans doute plus profond encore que toutes les paroles qu’on peut bien tenir en guise de commentaire. Est-elle vraie, cette dernière remarque ? Je ne le sais. Tout semble si absurde au narrateur : que valent nos histoires, en effet, face au déluge de délires dont on peuple nos imaginations ? Que pèsent nos faibles fables rapportées à cette guerre de chacun contre chacun qu’est le règne de l’opinion ? Tout le monde parle, mais qui a quelque chose à dire ? Dans une version de ce conte, il n’est pas impossible que le narrateur se compare, voire s’identifie au duc de son histoire : comme lui, il montre le vide, le néant. Mais contrairement à lui, s’empressera-t-il de préciser, pour ne pas sembler mauvais joueur et se garder les faveurs du lecteur, il n’est pas moqueur, il entend simplement déciller. Décille-t-il ? Qu’en sais-je ? Et s’il y a quelque chose derrière les murs de la chambre interdite, et que simplement je ne les vois pas, comment se fait-il que je ne les voie pas ? Quel est le mystère qui m’en empêche ?







P. S. — Ce conte peut se lire en regard du journal du vingt-huit novembre deux mille vingt-trois ou en totale indépendance, chacun faisant à sa guise.

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