vingt-deux décembre deux mille vingt-trois

Confronté à la possibilité de raconter ici mon passage chez le coiffeur, je m’interroge : Doit-on tout dire dans un journal ? Pourtant, le fait que, après avoir terminé ma coupe, le garçon coiffeur, qui m’avait appelé « Chef » en m’invitant à m’assoir, avant de m’aider à enfiler cette espèce de robe ample qu’on attache derrière le coup dans les salons de coiffure, ait décidé de me prendre en photographie pour immortaliser son œuvre n’a-t-il pas de quoi constituer un petit événement ? Vraiment ? Je ne sais pas. Si je suis une œuvre en soi, je doute que celle-ci doive quoi que ce soit au garçon coiffeur. Mais cela, je me garde bien de le dire à haute voix. « J’ai déjà fait des dégradés sur des femmes quand je travaillais en Angleterre, m’avouera-t-il ensuite, mais sur des hommes, jamais. » Ce à quoi, imperturbablement dandy, je répondrai : « Eh oui, c’est Paris. » Lisant les pages souvent ésotériques du projet d’ouvrage que Benjamin entendait consacrer à Baudelaire, mon projectile Paris m’est apparu en retour sous un jour nouveau, augmenté en quelque sorte d’une dimension supplémentaire que je n’avais pas perçue en tant que telle, une possibilité nouvelle s’offrant à moi dans l’écriture. Dimension nouvelle de l’écriture, quand même je ne suis pas tout à fait certain que les choses doivent s’exprimer ainsi, quelque chose qui s’ouvre, n’est-ce pas le signe qu’on avance, qu’on est sur la bonne voie, qu’on va quelque part ? Je pourrais me reprocher de ne pas lire Benjamin pour Benjamin, de le lire donc de façon égoïste, mais que serait un livre clos sur lui-même, un livre qui nous condamnerait à n’en rien faire que le commentaire inlassablement répété. C’est pour une raison de ce genre que je n’aime pas les livres sur, que je ne me vois pas écrire un livre sur un autre écrivain, parce qu’alors on enferme l’écriture sur elle-même, on la condamne à la prison de la littérature, comme tous ces livres que l’on voit paraître sur Telle ou Tel, mais à quoi diable peuvent-ils bien servir, à qui diable peuvent-ils bien être d’une quelconque utilité ? Que ce soit dans son projet de livre sur les passages, dans son projet de livre sur Baudelaire, je crois que Benjamin n’entendait pas faire un livre sur — une sorte de grand livre sur Paris, lequel serait comme la somme du livre sur les passages et du livre sur Baudelaire —, je crois plutôt qu’il cherchait à percer un mystère dont des traces se trouvent dans Paris, et peut-être ce mystère, quoique sur un mode radicalement différent, est-il le même qu’Haussmann chercha à percer, le même que Baudelaire : qu’y a-t-il au bout de la rue, au bout de la vie, au bout de l’histoire ? L’absence de réponse est-elle une réponse en soi ? Je crois que non. Et qu’il ne faut pas hypostasier l’histoire, lui donner un sens univoque, comme si, de toute façon, les choses n’auraient pas pu se produire autrement. Encore qu’il l’aborde suite à sa découverte de l’Éternité par les astres de Blanqui, lequel selon lui anticipe Nietzsche, Benjamin croyait-il sérieusement à l’éternel retour ?  Je n’ai pas de réponse définitive à la question (même si j’en doute, pour lui, le progrès et l’éternel retour semblent les deux faces d’un seul et même mythe). Mais j’ai une autre question : Dans le labyrinthe de nos existences,  comment les choses se reproduiraient-elles toujours à l’identique ? Il se peut que tout revienne, en effet, mais que tout revienne, cela implique-t-il que tout doive revenir au même ? La grande question, ce n’est peut-être pas tant le retour que le même. Toujours ce souvenir autour duquel je tourne de maintes façons, ce souvenir de l’enfant qui, durant le confinement, avait eu l’intuition de l’éternel retour et l’avait exprimé comme un être inspiré. Enfance de la Pythie.