vingt-huit décembre deux mille vingt-trois

Je ne retrouve pas l’endroit où j’ai raconté cette histoire, mais j’ai été pris d’un vrai malaise, ce matin, en lisant la tribune qu’Isabelle Carré a publiée dans Elle, tribune où elle raconte comment, à onze ans, un type lui a touché les seins, et où elle ne raconte pas comment elle a été agressée sexuellement à seize ans parce qu’elle en a déjà fait un livre et qu’il ne faudrait tout de même pas perdre des ventes en vendant la mèche, mais quand j’étais jeune adolescent, j’allais encore au collège, je me souviens qu’un homme, sous prétexte de lui montrer le chemin, m’a fait monter dans sa camionnette, mais que, au lieu que ce soit moi qui lui montre le chemin, c’est lui qui m’a montré son pénis, il est tout petit, m’avait-il dit ce faisant, tu ne veux pas me montrer le tien ? et c’est vrai qu’il était tout petit et brunâtre, comme rabougri, atrophié, je ne sais pas, je revois très bien son pénis sorti de sa braguette,  tout mou et fripé, et que c’était laid, et moi, évidemment, comme je ne suis pas un détraqué, je ne lui ai pas montré mon pénis, on ne sort pas son pénis de son pantalon pour le montrer sans raisons aux gens, je lui ai crié de me laisser descendre tout de suite, en ouvrant la porte, est-ce que la camionnette roulait ou est-ce qu’il s’était arrêté pour procéder à sa petite démonstration ? je ne m’en souviens pas, je sais simplement que le type a pris peur et m’a laissé descendre, et que je n’ai jamais osé en parler, surtout pas à mes parents, pendant des années. Aujourd’hui, tout le monde en parle. Enfin non, tout le monde n’en parle pas, ce sont les femmes célèbres qui en parlent. Comme si les hommes, étant nécessairement coupables, ne pouvaient pas être des victimes. Qu’est-ce qui me met mal à l’aise, cela ? Peut-être. Peut-être pas. Quand j’ai mis cette histoire par écrit (il me semble que je l’ai fait dans ce journal, mais je ne me souviens pas où, et je ne retrouve pas l’endroit, comme je l’ai dit en commençant), personne ne s’en est ému outre mesure et aujourd’hui non plus, racontant de nouveau cette histoire, personne ne s’en émouvra outre mesure parce que, pour émouvoir, il faut être connu. Ce qui nous émeut, ce n’est pas la souffrance des gens, c’est qu’ils soient célèbres. Isabelle Carré fait des livres avec sa souffrance, et les gens s’en délectent parce que c’est un plaisir pervers de jouir de la souffrance des autres, et que la célébrité décuple ces plaisirs : les gens qui lisent les livres des gens célèbres ne seront jamais célèbres, peut-être qu’ils se feront violer, mais leur viol, personne n’en aura rien à faire. Les gens célèbres ne résolvent pas les problèmes des gens pas célèbres en écrivant des romans sur leurs traumatismes de gens célèbres, ils exploitent la souffrance des gens (la leur et celle des autres), ils exploitent la détresse des gens, ils exploitent la médiocrité de l’existence des autres qui sont là, anonymes, dans le petit trou de leurs existences d’où ils attendent qu’Isabelle Carré vienne les tirer. Or, Isabelle Carré ne viendra jamais les tirer de là parce qu’ils n’intéressent pas Isabelle Carré, la seule personne qui intéresse Isabelle Carré, c’est Isabelle Carré. Le malaise que j’ai ressenti, en lisant les premières lignes de la tribune d’Isabelle Carré où elle raconte que, quand elle avait onze ans, un homme l’a arrêtée dans la rue au prétexte de lui demander un renseignement pour en fait lui toucher les seins, ce n’est pas le malaise du souvenir du pénis nain du type dans sa camionnette, ce type est un pauvre type qui ne mérite pas qu’on se souvienne de lui, mais de l’exploitation de la souffrance, de l’économie du traumatisme qui met en branle notre société. Toutes ces célébrités qui racontent leur vie, toutes ces célébrités qui dénoncent les grands acteurs dégueulasses, ces célébrités ne veulent pas que les gens aillent mieux, elles veulent prendre le pouvoir. Personne ne veut d’une société sans pouvoir, sans exploitation, sans domination, tout le monde veut être du bon côté du pouvoir, du bon côté de l’exploitation, du bon côté de la domination. Depuis des siècles et des siècles que le jugement moral s’exerce sans merci, souvent avec la plus grande des violences, des siècles et des siècles que la perspective du châtiment moral a été inventée, l’âme humaine n’a pas changé, tout ce qu’elle désire, c’est la punition, infliger la punition : la société (les gens qui sont du bon côté du pouvoir, de l’exploitation, de la domination dans la société) ne veut pas que les gens soient libérés de la culpabilité, qu’ils soient instruits et autonomes, capables de prendre des décisions raisonnables, fiers d’eux-mêmes et créateurs de valeurs, elle veut qu’ils aient peur, elle veut qu’ils scrutent chacune de leur pensée pour déterminer si oui ou non elle est conforme à la morale, à la norme qu’on entend leur imposer, elle veut qu’ils vivent dans le tremblement permanent de la faute, dans l’angoisse d’être quelqu’un de mauvais, de méchant, elle veut qu’ils souffrent à l’idée de commettre un péché, elle veut que les gens vivent dans la terreur non pas d’une menace extérieure, mais dans la terreur d’eux-mêmes, dans la terreur que leur inspire leur nature. Depuis des siècles et des siècles que l’idée de péché a été inventée, l’âme humaine est toujours aussi noire. N’est-ce pas étonnant ? Si l’idée de péché devait permettre de guérir l’âme humaine, comment se fait-il qu’elle soit si noire ? À moins que ce soit l’idée de péché qui rende l’âme humaine si noire. Et puis, si on ne voulait pas le pouvoir, on raconterait gratuitement ses histoires, on n’en ferait pas des romans, on partagerait cela librement parce que le plus important, ce n’est pas que l’argent circule ; le plus important, c’est que la parole circule librement. Or, plus la parole circule librement et moins il y a d’argent à gagner : ce qui rapporte de l’argent, c’est la privatisation de la parole — il faut payer pour voir — la confiscation de la parole — tout le monde n’a pas le droit de s’exprimer, seul qui dénonce le péché a le droit de s’exprimer. Que tout cela soit aussi une immense affaire de voyeurisme, ce n’est certes pas non plus à exclure : le désir de jouir de la souffrance d’autrui est immense, plus grand encore que le désir de jouir de la personne de l’autre. Et qui sait si cette perversion n’est pas à l’origine de l’organisation sociale telle que nous la connaissons ? Finalement, j’ai retrouvé la date à laquelle j’avais raconté cette histoire. C’était le dix-huit octobre deux mille dix-sept, et je crois que je disais à peu près la même chose que ce que je dis aujourd’hui, mais à partir d’un autre point de vue, d’un point de vue littéraire, pour employer cet adjectif quelque peu usé. Comme hier, j’écris au lit. Moins qu’hier encore, ai-je envie de me lever. Je n’avais pas prévu d’écrire ce que je viens d’écrire. J’avais prévu de raconter encore un rêve que j’ai fait cette nuit, un rêve dans lequel je photographiais une star du cinéma (peut-être Kristen Stewart). C’était rêve très long où se montraient des images de bacchanales post-modernes très stylisées (genre Helmut Newton hardcore en couleurs) ainsi que des prises de vue de cette vedette qui semblait désespérément insatisfaite, des images en couleurs détourées sur fond gris, une chambre d’hôtel grande comme une maison. Peut-être que j’aurais dû raconter ce rêve plutôt que l’histoire du pénis d’Isabelle Carré. D’autant que mon récit ne changera rien, n’intéressera personne, comme je l’ai déjà dit, Lui ne me commandera pas une tribune (ni les Éditions G. un livre) pour raconter mon histoire et prendre position sur l’ogre Gérard Depardieu, et c’est tant mieux. Je ne vais presque pas au cinéma. C’est un loisir de philistins nombrilistes. La littérature — ou peut-être mieux : l’écriture, l’écrit —, l’écrit ne devrait pas s’abaisser à cela, il devrait toujours chercher à sublimer, à permettre, rendre possible une expérience (esthétique ou autre), non pour libérer la parole, mais libérer tous les êtres doués de parole. Mais on ne veut pas la liberté ; on veut de l’argent, beaucoup d’argent.