Deux heures cinquante-deux de l’après-midi, le dernier jour de l’année. Sur le boulevard Arago, devant la prison de la Santé, agenouillés sur des tapis posés à même le sol devant les tentes où ils ont élu domicile, deux hommes noirs font leur prière dans la rue. De l’autre côté du boulevard, depuis l’intérieur de la prison, j’eentends d’autres hommes crier. Je m’assois quelques instants là, pour essayer de comprendre ce qu’ils cherchent à dire, à qui, pourquoi, mais ne perçois qu’exclamations indistinctes. En quelle langue parlent-ils ? Se disent-ils seulement quelque chose de précis ? Et qui peut les entendre ? Moi mis à part, qui le cherche ? Ensuite, alors que je me dirige vers la rue éponyme (où est-ce l’inverse ?), les cris s’intensifient. Je vois des gens, les yeux écarquillés qui regardent dans la direction contraire à mon chemin, alors je le rebrousse, et vois trois jeunes hommes noirs, jogging et sacs verts identiques sur le dos, affairés à jeter des sacs en plastique blanc par-dessus le mur d’enceinte grillagé de la prison. Très vite, ils prennent la fuite. Et pourtant, malgré les yeux écarquillés, malgré la fuite, malgré moi, tout semble tristement banal. Surtout, l’indifférence générale. Je prends une photographie de ce que je vois. Moi aussi, au terme du grand roman, j’aimerais pouvoir répondre à la question : Qu’est-ce que la vraie vie ? Mais le degré de certitude qu’il faudrait atteindre pour ce faire, la dernière marche de l’escalier métaphysique où il faudrait être monté, la vérité, la vérité, c’est qu’elle n’existe pas, n’a jamais existé. Et je sais, oui, je sais tout ce qu’une conclusion négative de ce genre, une anti-conclusion, donc, peut avoir de décevant, mais y en a-t-il une autre ? Et y a-t-il une autre œuvre d’art possible que le journal, la rhapsodie des jours qui passent, les aphorismes du moment présent, ni touts ni fragments donc, les 1000 jours et 1000 nuits, et 1000 de plus, et 1 de plus, sans attendre la fin, ni l’atteindre, non plus, que l’on consacre à écrire ? Trois heures dix-sept, un peu plus loin sur le boulevard, dans la vitrine de la librairie désespérée, les livres sont rangés par nuances de couleurs, les verts d’un côté, les jaunes de l’autre. Quand la notion est absconse, n’importe quel ordre vaut n’importe quel autre. Et à la question : Qu’attendre d’un tel monde ? — question que plus personne ne se pose plus depuis bien longtemps —, moi, qui me la pose encore, je ne sais que répondre. Alors, j’avance, m’enfonce dans la ville, marche. Un peu plus tôt, à une table non loin de la nôtre, à la brasserie qui fait l’angle entre la rue Saint-Placide et la rue du Cherche-Midi, un groupe de touristes se félicitaient d’avoir fait 8000 pas (« Environ 6 kilomètres », traduisirent-ils, les braves gens) et moi, avec mon embonpoint et ma méditation, mon bonnet sur la tête et les idées dedans, j’en parcours 20000 pour célébrer toutes les années, tout en écrivant. Seize heures et cinquante-cinq minutes, le dernier jour de l’année. Les voix de Gottlob ! Nun geht das Jahr zu Ende peinent à couvrir les infrabasses du voisin. On pourrait croire que tout ce qui existe fait du bruit, mais parfois, ce qui n’existe pas, aussi.