J’élis domicile dans un rayon de soleil jusqu’à ce que la tour l’éclipse. Ce matin, je me suis rendu à pied au cimetière du Père Lachaise pour me recueillir sur la tombe de Marcel Proust. Arrivé sur les lieux, je me souviens que je suis déjà venu, avant le départ pour la province, et, dans le même mouvement sentimental, remarque la sobriété de la pierre, noire, où une simple inscription en lettres dorées indique les dates de naissance et de mort de qui s’y trouve. Sur le chemin du retour, le feu ne fût-il plus tout à fait au vert pour moi, signifiant d’un geste du doigt plutôt insultant, en effet, à un chauffeur de véhicule que je n’apprécie guère sa volonté de m’écraser cependant que je me trouve encore sur le passage piéton, je me réjouis quand je l’entends me crier par la fenêtre qu’il ouvre pour l’occasion : « P’tit con ! », me disant à la réflexion : « S’il m’avait traité de “vieux con”, là, alors, c’eut été déprimant. » Et puis, je souris. Je souris à tout. Ou presque. Dans certaines allées du cimetière, je devance en pensant à eux la joie des pèquenots en goguette devant la théorie des noms célèbres gravées dans la pierre. Sans doute est-ce la proximité impossible dans la vie qui incite les gens à visiter ces lieux : une fois mortes, les vedettes que l’on a aimées ou que l’on aurait aimé aimer de leur vivant, enfin, sont rendues accessibles, disponibles. Ou presque. Sortant du cimetière, un couple de touristes hurlent dans un téléphone : « On est allé manger dans un restaurant libanais. Et hier soir, on a mangé avec Anthony et sa copine dans un restaurant. C’était bon aussi. » Triomphe de la civilisation : égrainer dans le téléphone des menus à qui ne les a pas consommés. Écrivant ces phrases insignifiantes, je me rends bien compte de la pauvreté de mon journal. J’aimerais écrire : « Hier au soir, dîner chez les du Machin avec les X et Y. » Raconter mes conversations avec des gens extraordinaires et passionnants. Consigner les lumières dont tel ou tel savant m’aura éclairé. Dresser la liste des lieux insolites et secrets que je fréquente. Mais la vérité est que je suis tout seul, que je marche tout seul, que je parle tout seul, que je pense tout seul, que je vis tout seul. Et la conscience du caractère profondément désespérant de cette situation est sans effet aucun sur la réalité. Peut-être que tout est de ma faute. Peut-être que rien n’est de ma faute. Peut-être que la vérité se situe quelque part entre ces deux extrêmes, pas forcément à mi-chemin, peut-être un peu plus de ce côté-ci que de ce côté-là, ou alors l’inverse, ou alors ça dépend des fois. J’ai beau noter les choses comme elles sont, sans complaisance ni apitoiement, me semble-t-il, je n’ai pas la moindre idée de ce que je pourrais faire pour qu’elles soient différentes, plus à ma convenance, en un mot : meilleures, les choses. Et pour cause, je crois qu’il n’y a rien que je puisse y faire : rien de tout cela ne dépend de moi. Aussi, à l’exception remarquable de Nelly et Daphné, je me résigne tout simplement à n’être aimé de personne. Et cette impression que j’ai eue tout à l’heure, d’avoir déjà écrit la phrase qui m’est venue en premier, je parviens à la confirmer en faisant une recherche dans la masse de ce journal : c’était le dix-sept mars deux mille vingt-et-un, et, déjà, apparaît-il à la lecture, je me sentais seul. Quand j’y pense, je me demande : Ne me suis-je pas toujours senti seul ? Aussi, la plupart du temps, j’évite de me poser la question. Qu’on les aime ou non, les choses sont comme elles sont. Me ressemblent-elles ? (Ou, du moins, l’idée que je me fais de moi.) Pas souvent, j’ai l’impression. Tant pis, je continue. Et continuerai jusqu’à ce qu’elles me ressemblent enfin. Et si elles devaient ne jamais me ressembler ? N’importe, j’aurais fait ce que j’avais à faire.