dix-huit février deux mille vingt-quatre

Considérations sur le sens de l’existence, la beauté du monde, sa déchéance, sa possible gloire future, une certaine conception hors de tout temps de la morale, les vertus et les vices qui sont d’écrire, de la fiction ou non, l’amour, l’amour surtout, ainsi que nombre d’autres mauvaises pensées et bonnes pensées sur divers sujets ou rien serait un meilleur intitulé, à n’en pas douter, que Remarques et pensées sur la majesté déchue du monde, le sens de la vie, l’échec et autres considérations générales, particulières, autobiographiques ou non, ponctuées de fragments narratifs divers qui était lui-même un meilleur titre déjà que le prosaïque et soporifique journal dont je me contente, ce me semble, un peu trop facilement, quoique bien malgré moi, mais on a parfois un peu trop tendance à se contenter d’un résumé, croyant par là se faciliter la tâche, comme si l’on pouvait se satisfaire d’une métaphore vague pour parler de choses précises, concrètes, belles, — là. « Là », — qu’est-ce qui est — là ? Je regarde par la fenêtre : il pleut. Aussi, ne sont-ils pas là, les hommes noirs, assis sur leur banc à eux, de l’autre côté du boulevard, à attendre la commande de la femme blanche et de l’homme blanc, comme ils en ont l’habitude, quand il ne pleut pas. Aussi, n’entends-je de la ville que le roulis ininterrompu des véhicules sur l’asphalte humide de la chaussée. Et, sinon ce silence, je ne puis pas parler de « silence », en effet, il y a toujours du bruit, sinon ce silence, cette absence de leur bruit, cette absence de leurs voix, m’informe que quelque chose manque, me manque, qu’il se fait, sans eux, comme un déséquilibre dans la ville, un trou béant et dedans le vide. C’est vrai que, parfois, les cris sont trop forts à mon goût, qu’ils me dérangent, me perturbent, intrusions qu’ils sont dans ma vie, mais leur manque ne vaut pas mieux, non, sans eux, c’est la vérité, il me semble qu’il n’y a plus de vie, plus rien que la mécanique commerciale de l’existence, le roulis ininterrompu des véhicules, ces gens-là ont des choses à faire qui roulent, roulent, roulent, et le passage des touristes en quête de leur nourriture, fragment frelaté de culture périmée (« la France »), rien que l’anéantissement, l’abrutissement, l’assourdissement. Je ne leur ai jamais adressé la parole, à ces hommes, là. Mais pourquoi ? Pourquoi le ferais-je ? Je les vois, j’en croise d’autres dans la ville capitale, ils sont présents, tous, dix, douze, je les entends, ils n’ont pas besoin de ma parole, pas besoin de mon écoute, pas besoin de moi, ils vivent leur vie, et moi, il me semble qu’il faut que je les laisse, intacts, comme si je n’existais pas, en paix, mais je ne puis m’empêcher, c’est vrai, au regard de l’esprit du temps, de penser que les vraies victimes, ce ne sont pas telle ou telle starlettes de cinéma, mais bel et bien eux, sans ni nom ni visage ni identité, tous ces hommes qu’on a fait venir ici pour les jeter là, pour que la femme blanche et l’homme blanc, quand elle et il daigneront avoir faim, enfin, puissent se nourrir  sans rien faire, non, sans courir, sans cuisiner, sans rien faire, oui, que consommer, exploiter l’autre, que l’autre soit noir, soit blanc, soit toutes les couleurs de l’océan, l’autre qu’elle et il ne voient pas, et pourquoi le verraient-ils, elle et il ? même si elle et il les voyaient, elle et il les ignoreraient. Mais moi, après tout, et c’est une vraie objection que je m’adresse là, je le dis, après tout, moi, qu’est-ce que je fais ? moi, c’est-à-dire qui ne fais rien qu’écrire, précisément, qu’écrire, ne fais-je pas rien du tout ? moi qui n’anime pas d’atelier d’écriture, ne fais pas de médiation culturelle, pas de résidence de création, moi qui ne dénonce pas, ne milite pas, ne prends pas fait et cause pour les migrants, les fainéants, les insignifiants, les grévistes ni les féministes, moi dont le plus grand effort social consiste à rester assis, le cul assis à ma table d’écriture, moi qui ne parle jamais que de moi, moi dont le plus grand effort social consiste à dire à ma fille que je l’aime, à mon épouse que je l’aime, qu’est-ce que je fais au monde ? de quelle utilité suis-je pour le monde ? Je suis un œil ouvert quand tous sont fermés, quand tous sont aveugles, quand tous sont aveuglés par la croyance, l’idéologie, le mensonge, l’idiotie, je suis un œil ouvert et je suis une oreille ouverte, oui, même quand je me soustrais je suis une présence, je suis la voix qui ne dis pas la vérité, non, je suis le doigt qui cherche la vérité, échoue, se fracasse contre l’écueil de la réalité, invente des phrases infatigables, dans le temps, hors du temps. Je suis le plus silencieux des bavards, le plus sociable des ermites, je suis, j’existe, j’écris, et jamais ne me tais.