Ce que j’entends par la phrase : « Le dehors m’est néfaste », ce n’est pas le tracé d’une sorte de frontière spatiale entre ce dehors-là et un dedans à moi intérieur, pas plus que je n’entends parler par là des dix véhicules de CRS qui sont garés en bas de chez moi, ni même de la manifestation qui semble se préparer, à main gauche quand je passe la tête par la fenêtre pour tâcher de voir ce qu’il se passe, et que je le devine, regardant en direction de la Place du 18 juin 1940, ni même de l’atmosphère d’état d’urgence permanent qui donne l’impression de régner partout dans cette ville, entre les panthéonisations, les constitutionnalisations, les sommets et les autres délires de puissance régalienne d’un petit pays perdu dans un monde devenu bien trop grand pour lui, cette ville autrement si belle qu’est Paris, non, ce n’est rien de tout cela. Quand je me suis assis à la table où nous prenons les repas pour déjeuner seul d’un bol de soupe, d’un bol de pâtes avec de l’huile d’olive et un peu de parmesan râpé ainsi que d’une orange, et que j’ai consulté mon téléphone portable où toutes les nouvelles du monde, les plus graves comme les plus insignifiantes, sont concentrées, là, à portée de mes doigts, sans le moindre effort, là, présentes et vaines, pourtant, je me suis parfaitement rendu compte du contraste qui règne entre ce que j’ai fait avant de m’assoir à la table où nous prenons les repas pour déjeuner, c’est-à-dire : aller courir, faire mes séquences de gainage, m’assoir à ma table d’écriture pour organiser certains de mes écrits dans un ensemble signifiant, et cela, que j’appelle donc« le dehors », non parce qu’il m’est extérieur, mais parce qu’il m’est étranger, et nuisible, j’ai senti toute la différence, tout le contraste, ai-je dit, entre les idées que j’ai, que j’essaie d’avoir, l’ordre que j’essaie de mettre dans ces idées, l’ordre que j’essaie de mettre dans ma vie pour la mieux vivre (et non par pour vivre une vie meilleure, pour moi, il n’y a que cette vie, comme pour tout le monde), et ce qu’il se passe au-delà, ces tombereaux d’images, d’informations, ces tombereaux qui sont des tombeaux, les tombeaux de l’intelligence, le tombeau dans lequel on est prêt à enfermer ma vie. Ce contraste, je suis conscient que c’est la forme que ma vie prend et, si j’appelle cette forme « extérieure », c’est que je suis en lutte contre elle, en lutte contre la vie sociale quand elle prend cette forme-là. Question subsidiaire : la vie sociale peut-elle prendre une autre forme ? En l’occurence, non. En règle générale, oui. Ce qui ne signifie pas que les autres formes qu’elle pourrait prendre ne soient pas tout aussi nuisibles que celle qu’elle prend aujourd’hui. Écrire ne me permet pas d’échapper au dehors ; écrire est un combat contre le dehors. Combat peut-être perdu d’avance — l’insuccès de mes livres, l’indifférence dans laquelle j’écris ce journal, etc., semblent l’indiquer, en effet —, mais que je ne puis pas ne pas mener. Quand je me suis assis à ma table de travail pour organiser les écrits que je pensais que je pouvais organiser en un ensemble signifiant, j’avais parfaitement conscience des conséquences de cette opposition du dehors — l’insuccès, l’indifférence, etc., ne me faites pas me répéter, s’il vous plaît, c’est déjà suffisamment pénible comme c’est, pas la peine de répéter —, mais j’avais conscience aussi que je ne pouvais pas faire autrement qu’écrire, et que ce n’était pas en vertu d’une quelconque « nécessité intérieure », comme on dit, du moins pas totalement en vertu de cette « nécessité intérieure », comme on dit, mais aussi, tout aussi bien, en vertu d’une autre nécessité, nécessité que j’appelle donc « nécessité extérieure » contre laquelle il faut bien faire quelque chose car rien, je crois, disons que c’est mon utopie à moi, rien n’est jamais tout à fait vain, absolument vain et, en tout cas, si je le croyais, il y a longtemps que je me serais suicidé, mais je suis toujours là, et chaque jour, j’écris, sans demander la permission à personne, sans attendre que le monde social m’y autorise. De toute façon, le monde social, sauf malentendus, et ils sont rares, n’autorise jamais rien qui ne le renforce, le conforte, le justifie, le perpétue, l’accentue. Aussi, faut-il nécessairement, quand on entend raconter autre chose, parler d’une autre voix que la voix qui nous domine et nous humilie, faut-il nécessairement s’attendre à être accueilli par un silence réprobateur. Ne l’entends-tu pas ? Moi, oui, et pourtant, j’ai des acouphènes. Pourquoi est-ce que je fais ce que je fais ? Et ce n’est pas une question rhétorique, je me la pose sincèrement, cette question. Le jour de ma fête, il y a un peu moins de quatre ans, le trente septembre deux mille vingt, je m’étais posé la question, je l’avais oublié, et le poème que j’avais écrit ce jour-là tenait lieu de réponse à la question. Aujourd’hui, je n’en ferai pas de même. Par faiblesse, sans doute. Mais aussi parce que j’ai besoin d’une autre réponse. La vérité, c’est qu’il n’y a pas de raison de faire ce que je fais, pas de raison absolue de faire ce que je fais, pas de raison absolue de faire quelque chose plutôt que de ne rien faire, ce n’est pas au dehors qu’il faut chercher la réponse, elle ne s’y trouve pas, pas plus qu’il ne faut la chercher au dedans, elle ne s’y trouve pas, c’est dans l’activité même que se trouve la réponse, et chaque jour, elle s’élabore, et donc n’est jamais la même, quand même l’activité est la même, ou semble la même, et ainsi rien ne reste figé, il se passe toujours quelque chose, et combien ce quelque chose qu’il se passe est loin, oui, combien il est loin de ce qu’il se passe partout ailleurs, dans la panthéonisation, la constitutionnalisation, la manifestation, la destruction méthodique et pensée comme telle du monde qu’est la guerre (et n’oublie jamais, quand même tu n’aimerais pas les poèmes, que partout, partout c’est la guerre), oui, combien c’est loin, et combien c’est beau d’être loin, — superbement étranger.