Un bol de riz complet, des filets de maquereau, le tout à l’huile d’olive, un pamplemousse, rose, comme mon eau de toilette, de Corse, comme moi, ne sont pas un menu de Carême mais y ressemblent toutefois. Il pleut. J’ai froid. Ce mardi, douzième jour du mois de mars de l’an de grâce deux mille vingt-quatre, me dis-je, mon journal pourrait s’arrêter à cette dernière phrase, cela ne ferait pas beaucoup de différence. Ce matin, je suis allé courir et, une fois rentré à l’appartement, j’ai fait ma séance de gainage. Et ensuite ? Eh bien, ensuite, j’ai eu tout un tas d’idées dont je ne sais absolument pas quoi faire. Certaines ne font que me conforter dans des conceptions qui sont déjà les miennes, autant dire qu’elles n’ont aucun intérêt, d’autant moins que le fait de les formuler consisterait à avoir une opinion sur tel ou tel sujet, ou du moins à en donner l’impression, ce à quoi je me refuse avec obstination, quant aux autres, je ne sais pas, peut-être manquent-elles de force, peut-être est-ce moi qui manque de force. Ce matin, avant d’aller courir, j’ai cherché des livres dans la bibliothèque. Comme elle n’est pas rangée par ordre alphabétique d’auteurs comme elle l’était avant et comme elle devrait l’être au présent, chaque recherche d’un livre est une expédition dont rien ne garantit le succès. Et ainsi, avec une régularité moins grande que ce que l’on pourrait craindre, m’arrive-t-il d’acheter des livres que j’ai déjà. Comme les leçons américaines d’Italo Calvino dont je possède deux exemplaires dans la même édition grand format avec jaquette sans jamais l’avoir lu. Mais ce matin, j’ai trouvé ce que je cherchais. En cherchant ce que je cherchais, je suis tombé sur un livre dont l’auteur avait signé un service de presse pour Nelly, un mot gentil, et je me suis dit, en parcourant rapidement des yeux la quatrième de couverture, ce n’était pas lui que je cherchais, il ne fallait pas que je perde trop de temps, je me suis dit que cela exigeait un réel métier de faire avec régularité des livres parfaitement dans l’air du temps et totalement dépourvus d’originalité. De métier, oui, ai-je fini par me dire, mais de talent (sans même parler de « génie », ce mot honni), assurément, non. Mais rien de tout cela ne me dit quoi faire des tas d’idées que j’ai, de ces idées qui ne me confortent pas dans ce que je pense déjà, mais donnent des indications d’endroits où aller où je ne suis jamais allé. Littéralement, cela ne pose pas de problème d’avoir l’idée d’aller dans un endroit où je ne suis jamais allé, il me suffira d’y aller. C’est métaphoriquement que les choses se compliquent et mes idées me semblent demeurer sans usage. Sont-elles bonnes ou sont-elles mauvaises ? Je n’en sais rien. Pourquoi savoir si elles sont bonnes ou si elles sont mauvaises, il faudrait que je trouve qu’en faire. Ou alors le fait de ne savoir qu’en faire est-il l’indice que ce sont de mauvaises idées ? Mais peut-être sont-ce elles qui sont bonnes et moi qui suis mauvaise, si je n’en fais rien, de ces idées, comment savoir jamais qui de nous deux est bonne et qui est mauvaise, ce n’est pas possible. Je m’arrête. Je regarde la pluie qui tombe par la fenêtre. Me fais remarquer que, ce matin, étant allé courir, j’ai dû passer entre les gouttes, il ne pleuvait pas. Irai-je courir demain matin ? Je consulte la météo : selon les dernières prévisions, il ne devrait pas pleuvoir à ce moment-là, ni après, d’ailleurs. Mais peut-on se fier aux prévisions météorologiques ? Il ne fait pas froid, me dit la météo, et pourtant, moi, je frissonne. À qui peut-on se fier ? À personne, ou presque personne. Même pas à soi-même, c’est dire l’état dans lequel nous sommes. Dans quel état suis-je ? Dans l’état de quelqu’un qui, autre que celui de se contenter de les avoir, ne trouve pas d’usage à ces pensées et se demande dès lors à quoi bon avoir des pensées si c’est pour ne pas savoir qu’en faire, ne vaudrait-il pas mieux qu’elles me laissassent tranquille, ces pensées, si je ne sais pas quoi en faire quand je les ai, mais tout comme on ne choisit pas d’avoir des pensées, pas d’avoir les pensées que l’on pense, on ne choisit pas de ne pas avoir de pensées, pas d’avoir d’autres pensées que les pensées que l’on a que les pensées que l’on pense. Ce mardi, douzième jour du mois de mars de l’an de grâce deux mille vingt-quatre, me dis-je, mon journal pourrait continuer indéfiniment à s’écrire, mais il ne le fera pas, il faut que je trouve un usage pour mes pensées. Je m’arrête. Je regarde par la fenêtre. Il pleut. J’ai froid.