Hier, au moment de me coucher, j’ai une idée qui me revient cycliquement. Évidemment, après que je l’ai eue, j’ai le plus grand mal à m’endormir. Je tourne et me retourne dans mon lit, je pense à autre chose, écoute le morceau que G. envoie que nous avons enregistré avec R., samedi, ce qui ne fait rien pour lénifier l’atmosphère, bien au contraire. Pense, pense, pense, ne cesse de penser même quand, dehors, les ivrognes du bar d’en bas braillent leur bière tiédasse à m’en empêcher. Mais ce matin, encore que le réveil soit quelque peu difficile, je ne suis pas fatigué, non, j’écris neuf § pour le texte que je veux enfin achever (cf. trois avril deux mille vingt-trois), en tout, dans la journée, j’en écrirai au moins treize (au moment où j’écris, la journée n’est pas encore terminée, ne préjugeons de rien), plus une remarque sur le § 229, ensuite je vais courir, et courant, je m’aperçois que je cours à une allure bien plus vive que celle à laquelle je cours habituellement ces derniers temps, ce que la machine qui me tient lieu de répertoire numérique des courses confirme. Ce texte, j’avais prévu de l’achever à Gênes, l’été passé, mais évidemment, je ne l’ai pas fait. En un sens, c’est tant mieux. Il aura voyagé. Et les dates et lieux de l’écriture que je veux marquer à la fin de l’ouvrage, contrairement à mon habitude, en apporteront le témoignage. Midi, à la table du déjeuner, Daphné est fatiguée. À un moment du repas, je la vois qui se passe la main sur le visage. Ce n’est pas un signe de faiblesse, mais je le note quand même, et lui demande si tout va bien. Ce à quoi elle me répond : « Je pense. » La première fois que Daphné m’a fait une réponse de cet ordre, elle avait à peine plus de deux ans. Nous venions de nous installer à Marseille et, un jour que je l’accompagnais à la crèche, voyant cet air qu’elle avait encore aujourd’hui quand je lui ai demandé comment elle allait, j’avais demandé à Daphné à quoi elle pensait. Elle m’avait répondu : « À rien. » Tout à l’heure, quand j’ai commencé à écrire cette page (ce que j’ai écrit à ce moment-là, je l’ai supprimé), j’ai songé que je devrais effacer les premières versions (c’est le mot qui convient, en effet) disponibles encore aujourd’hui en ligne de la découverte de la singularité, qui s’appelait alors tout simplement versions, que j’entends donc finir d’ici la fin de l’année (ne me reste à présent plus que 8 §§ à écrire, si je compte bien), mais je me suis ravisé parce qu’il me semblait que la présence en ligne de ces versions (les deux cents premières, écrites en 2014) ne posaient pas de problème, elles sont comme un sorte de strate de l’écriture, qui peut bien demeurer, qui bien disparaître, cela ne change rien à l’écriture. Est-ce que l’impression de ce journal changerait quelque chose à son écriture ? Tout à l’heure, en rentrant à la maison après avoir accompagné Daphné à ces cours de théâtre et de danse, je me suis arrêté dans cette boutique de photocopie de la rue de Fleurs pour offrir à Daphné cette boîte de crayons qui se trouve en vitrine et devant laquelle je passe quasi tous les jours. D’abord, j’ai pensé l’acheter pour moi, mais Daphné atomise mon égoïsme naturel. Tant mieux. Dans la boutique, j’ai demandé au vendeur combien cela me coûterait d’imprimer les quelque 1800 pages, plus en réalité, de mon journal. Il a eu l’air étonné que l’on puisse écrire autant et m’a dit : « Vous avez écrit 1800 pages ! » — je lui ai répondu que oui, j’avais écrit 1800 pages, en plus de mes livres publiés et autres —, mais quand il m’a dit que cela me coûterait environ 170 euros, voire donc un peu plus, moi, c’est le prix qui m’a étonné. J’ai lâché un : « Ah ouais, putain… » pour avoir l’air normal, et j’ai payé les crayons que je vais offrir à Daphné.