Vingt-quatre mars deux mille vingt-quatre.

Sur les quatre derniers courriers électroniques que j’ai adressés, aucun exactement n’a reçu de réponse. Et, si je me souviens bien, celui que j’avais envoyé auparavant, non plus, n’avait pas reçu de réponse. Quatre plus un qui font cinq. Arithmétique élémentaire de philosophe. Je pourrais avoir l’impression de parler dans le vide, mais non. Ces courriers ne sont pas ce qui me préoccupe le plus. Au fond, j’aurais tout aussi bien pu ne pas les adresser, l’absence de l’envoi n’aurait pas changé grand-chose à mon existence. Voire, rien du tout. À l’absence de l’envoi, je préfère l’envoi de l’absence. Depuis hier, mon fond d’écran est une photographie de Jean-Pierre Cometti qui, vêtu d’un costume noir et d’une chemise blanche, passe la tête par la fenêtre aux volets ouverts d’une cabane verte dans la forêt de pins provençale en riant à sa façon bien à lui, i.e. sans montrer les dents et en tirant la commissure de ses lèvres un peu vers le bas. Et, encore que ce soit la photographie d’un mort (je crois que c’est Christophe Hanna, que je ne connais pas, qui a pris cette photographie ; une autre, prise manifestement lors de la même séance, illustre la couverture de l’ouvrage de Jean-Pierre Cometti, la Force d’un malentendu), cette photographie me met en joie. En tout cas, oriente mon esprit vers un endroit où il y a de la joie. Est-ce que cet endroit existe dans le monde réel ? En l’occurence, dans le monde réel ou seulement dans mon imaginaire, cela ne fait aucune différence. De toute façon, si c’était la photographie d’un vivant, elle n’illustrerait pas mon fond d’écran. Si elle l’illumine, c’est en sa qualité de relique. Pour ainsi dire. Et j’ai beau savoir que ce genre de choses n’aurait pas plu à Jean-Pierre, je le fais quand même. N’est-ce pas quelque chose comme cela que j’ai écrit à son propos, à propos du jour où je m’étais rendu sur sa tombe, dans mon Catalogue des tombes ? (J’ai fait un récit préliminaire de cette expérience que je développe dans le catalogue des tombes dans mon journal, Cahiers fantômes, 26.7.20.) En parlant de tombe., le prochain chapitre est presque déjà écrit dans ma tête et, si tout se passe comme je l’entends dans ma tête avant de l’écrire sur la page, la première partie de tombe. devrait s’achever sur ce chapitre. Dans l’état de mes pensées sur la chose, pour l’instant, le texte compte trois parties. Sauf que, au terme de cette troisième partie dont j’ai une idée assez précise, sinon des mots que je vais employer pour raconter ce que je voudrais raconter, du moins de ce que je voudrais raconter, c’est-à-dire une idée très vague, le livre tombe. ne sera pas achevé. Où en serais-je à ce moment-là du récit du roman si je parviens à ce moment-là du récit du roman ? Je n’en ai pas la moindre idée. Tout ce que je sais du roman, pour le moment, c’est cela, — ce récit du roman. Au bout du roman, il y a une grande indétermination, et c’est cela qui donne du sens au roman en train de s’écrire. Sans cette indétermination, l’écriture n’aurait aucun intérêt, ce ne serait qu’une vulgaire rédaction, une intelligence artificielle ferait tout aussi bien l’affaire que moi. C’est la parabole de Guillaume Vissac — lequel n’a pas répondu à mon dernier courrier électronique  — mais cela n’a rien à voir avec ce que je veux dire — a-t-il été remplacé par une intelligence artificielle ? — le mystère reste entier — qui écrivait il y a quelques jours : « Je comprends les auteurs ou illustrateurs ou traducteurs qui en viennent à penser : l’intelligence artificielle va me remplacer et rendre mon travail obsolète. Mais je ne suis pas du tout dans cette appréhension de l’écriture, probablement car je fais mon ascension seul, sur un autre versant. Tout ce tumulte m’évoque surtout la métaphore suivante. C’est l’histoire d’un moine zen. Il accourt vers son maître. Il lui dit : c’est horrible : maintenant, les machines savent mieux méditer que moi ! » (Fuir est une pulsion, 16.02.24) Et que je traduirai par les mots que voici : Ce dont j’ai besoin, c’est de mon expérience. Écrire un livre qui n’est pas achevé avant d’avoir été écrit — qui ne suit pas de plan précis, qui n’obéit pas à des canons, qui n’est pas porteur d’un message —, écrire un livre indéterminé, c’est faire une expérience. Et cette expérience, si contingente qu’elle puisse sembler, cette expérience est la nécessité.