Nous voudrions qu’on guérisse l’angoisse que nous cause la réalité de la réalité, la conscience que le réel est réel, mais cela — ce soin, cette thérapeutique —, nous ne pouvons que nous le prodiguer à nous-mêmes (« Il n’y a que moi qui puisse me guérir. »). Le moi est-il un sentiment insurrectionnel, — insurrection devant la réalité de la réalité, insurrection contre la conscience que le réel est réel, dédoublement de la conscience qui se retourne contre elle-même parce qu’elle ne supporte pas de ressentir ce qu’elle ressent ? Le concept d’âme est le fruit de la révolte de la conscience contre la finitude du fini : — « Il n’est pas possible que la vie s’arrête ainsi, dit la conscience qu’angoisse la réalité de la réalité, il doit y avoir une autre vie, ailleurs, il faut qu’il y ait une autre, ailleurs. » Mais cette révolte n’assure nul salut, elle plonge dans l’illusion d’où il est difficile de sortir. Le roman de la perte de l’âme (de la mort de l’âme, pour ne pas dire : de la mort dans l’âme), l’Homme sans qualités de Musil, est inachevé. Mais nous ne savons si cet inachèvement est une tragédie — le roman se rendant illisible en raison de son inachèvement même — ou si c’est une nécessité — le roman est inachevé parce qu’il est inachevable, la tâche de qui vit, de qui vient après la fin de l’âme, la mort de l’âme, est impossible à achever —, une nécessité et, donc, une chance, le roman s’offrant à nous dans son inachèvement non pour que nous l’achevions, ce qui serait contraire à son esprit (cf. la théorie du « fragment passionné »), mais pour que nous le prolongions, pour que nous écrivions le nôtre. Est-ce le sentiment du moi qui fait désirer des achèvements ? Sans croyance au moi, à l’âme, l’identité perd tout sens ; — rien ne demeure identique, rien n’est jamais identique à soi, tout est toujours transitoire, en changement, la vie même est passage sans états. Pourtant, pour qui en fait l’expérience, la finitude, la réalité de la réalité, est une libération ; — allégé, le bagage que nous emportons en voyage, ne sommes-nous pas plus mobiles, et nos gestes plus fluides, et nos désirs plus sincères ?