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« Si la poésie n’est pas anticoloniale, écrit la sociologue sur X (ex-Twitter), comme on dit dans les journaux, elle est coloniale ». Ce à quoi, pince-sans-rire, un brin excitée, ou bien tout simplement parce que, n’existant pas, elle est insensible aux profondeurs de la pensée, de la pensée quoi ? je ne sais pas, disons de la pensée tout court ? d’accord, de la pensée tout court, Kathlee98299688 répond (je cite) : « mes nus dans mon profil ». Et cette réponse étrange, qui fait basculer soudain l’univers de la gravité automatique des idées préconçues au ridicule du monde réel tel que nous en faisons l’expérience au quotidien, me rassure, — enfin, je crois. Car, autrement, sans cette sorte d’apagogie menée à bien par l’intelligence artificielle, comment ferais-je pour comprendre cette époque qui, tout en faisant inlassablement l’éloge de la non-binarité comme summum de l’humanité enfin révélée à elle-même, comme fin de l’histoire, semble s’embourber chaque jour un peu plus dans les simplicités de la pensée binaire ? Pensée binaire, c’est-à-dire simplement tautologique, qui donne quelque chose comme : x = x, ¬x = ¬x, donc ¬¬x ⊃ x, pas grand-chose en somme, mais cela suffit pour occuper le terrain, attirer l’attention à soi, monopoliser la parole, lancer des anathèmes, confiner quiconque essaie d’avoir des pensées claires à la folie, ne fussent-elles, ces pensées, que des éclaircies passagères. Des éclaircies passagères, n’est-ce pas tout ce qui traverse le poème de Pasolini, le Ceneri di Gramsci, écrit en terzine et avec la terza rima (a, b, a — b, c, b — c, d, c, etc.), comme la Commedia de Dante, et qui s’achève sur la prise de conscience que notre histoire est finie ? « Non è di maggio questa impura aria / che il buio giardino straniero / fa ancora più buio, o l’abbaglia / con cieche schiarite… Ma io, con il cuore cosciente / di chi soltanto nella storia ha vita, / potrò mai più con pura passione operare, / se so che la nostra storia è finita? » Il y a une émotion particulière dans ce poème, élégiaque, bien sûr, le poète se recueille sur la tombe où sont conservées les cendres du penseur, mais l’évocation de la fin de l’histoire et de l’impossibilité d’agir (à mon sens, operare dit plus que le simple agir, il contient un autre mot, operai, ouvriers) pour qui sait que l’histoire, l’histoire qu’il partage avec d’autres comme lui, est finie, se fait sur un point d’interrogation, lequel ne clôt pas le poème sur lui-même, mais l’ouvre au possible, à l’inconnu, à l’avenir. Le poème ne se referme pas sur lui-même comme une tautologie : écrit avec les cendres des morts (Antonio Gramsci, membre fondateur du Parti Communiste Italien, emprisonné par les fascistes en 1926, est mort en prison en 1937), il témoigne de la fragilité de l’existence, comme du temps qu’il fait, comme du temps qui passe. Cependant, l’évocation de la fin de l’histoire (peut-être moins avec un grand H, comme on dit, que d’une histoire d’amour, c’est en tout cas le sentiment que me procure cette élégie, — moins un manifeste politique qu’une déclaration d’amour tardive, — c’est la pure passion qui fait agir) ne peut se faire que dans la langue de Dante, celle-là même exactement dans laquelle ce dernier a écrit la Divine comédie. Ainsi, si l’histoire est finie en avant, elle semble recommencer en arrière, par où s’ouvre son inachèvement. L’histoire n’est pas linéaire : comme la vie, elle va dans tous les sens. Et il faut que, au lieu d’aller toujours dans une seule et même direction, la poésie, la littérature, l’écriture, je ne sais quoi, tout ce qu’on voudra qui pense et qui sent épouse ce geste d’aller partout, en même temps, dans tous les sens. Et le passé (la tierce rime contre le fascisme), n’est pas déterminé en fonction de notre présent, son existence va au-delà, utopique, peut-être, on peut se tourner vers lui et voir plus loin que nous-mêmes, un avenir qui ne nous ressemblera pas, qui heureusement ne nous ressemblera pas.