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Je me sens particulièrement inintéressant aujourd’hui. Pendant une longue partie de la journée (jusqu’à maintenant, début de soirée, six heures quarante-et-une), cela m’empêche d’écrire et puis je me dis : mais je n’ai qu’à raconter que je me sens particulièrement inintéressant aujourd’hui, ce que je fais, sans que toutefois cela ne  me conduise à me sentir plus intéressant, ni moins intéressant, alors je me demande : si écrire ne change rien à la façon dont je me sens, à quoi bon écrire ? Ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise question. Est-ce que j’écris pour changer la façon dont je me sens ? Pas nécessairement, non. Est-ce que j’attends, en écrivant que je me sens particulièrement inintéressant aujourd’hui, un changement d’une quelconque nature que ce soit ? Non plus, non. Avant de commencer à écrire, je me suis fait la remarque que le caractère répétitif de l’existence rendait cette dernière, sinon invivable, je n’ai pas envie d’exagérer, je cherche à être juste, dire comme je sens les choses, simplement, du moins désagréable, difficile à vivre. Les gens se comportent tous et toujours de la même manière que je trouve excessivement lassante. Ce n’est pas que ma vie soit palpitante, ce n’est même pas que je pense que la vie devrait être palpitante, c’est que je trouve — c’est un sentiment, peut-être correspond-il à la réalité, peut-être pas, ce n’est pas tout à fait l’enjeu de ce que j’écris ici à présent — que le conformisme y domine. Qui n’a jamais eu l’impression que des milliards de formes de vie différentes étaient possibles, là, immédiatement à portée de la main et que malgré cette disponibilité ontologique des formes de vie, on en était toujours réduit à une grande pauvreté, comme si, avec des capacités infinies d’imagination, on ne faisait pas grand-chose, se contentait de ce qui était donné sans qu’on sache ni ne comprenne très bien pourquoi, se satisfaisait de vivre, de faire comme tout le monde, et qu’ainsi, la vie est pauvre, mais pas comme la vie d’un moine qui vit de peu est pauvre, mais comme la vie de qui est riche et vit de beaucoup mais à des désirs banaux, conformes à son époque, c’est-à-dire : rien d’autres que cela, infiniment limités. Et je ne sais pas tout à fait si je trouve que cette vie dont je parle est inintéressante parce que je me sens inintéressant ou si je me sens inintéressant parce que cette vie dont je parle est inintéressante. Quelle qu’en soit la vraie cause, cela revient au même : je me sens comme je me sens, ne parviens pas à me sentir autrement, je fais avec ce que j’ai, aujourd’hui, et je n’ai pas grand-chose, aujourd’hui, peut-être parce que je suis fatigué, peut-être parce que Nelly n’est pas là et que je ressens son absence comme un manque que je n’ai pas envie de connaître aujourd’hui, peut-être parce que ce sont le genre de choses qui arrivent, mais quel genre de choses ? Plus la journée avançait et plus je me suis dégoûté moi-même, dégoûté de moi-même, me trouvant veule. Pourrais-je être autrement ? Je n’en sais rien. Peut-être, mais peut-être pas. J’écris et je me rends bien compte que ce que j’écris ne va nulle part, n’a presque aucun sens. Ne vaudrait-il pas mieux, dès lors, ne pas écrire ? Mais cela, je ne le puis pas. Pourquoi ? Eh bien, je crois qu’il y a une raison profondément morale à cela : si je n’écris pas, je cède du terrain, je laisse la place à toutes ces formes négatives, destructives, banales, les formes de la vie ennuyeuse, qui pullulent, je renonce, j’abdique. Et cela, je ne puis m’y résoudre. C’est vrai que je me sens veule, que je ne me trouve pas assez fort, assez constant, assez puissant, assez pugnace, assez intelligent, mais — et c’est ce qui me sauve — veule, je ne le suis pas assez pour cesser d’écrire.