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J’ai commencé à noter des phrases que j’entends en passant et qui me semblent étranges, amusantes, insensées, belles, je ne sais pas, intéressantes. Je ne sais pas ce que je vais faire de ces phrases, ni même si je vais en faire quelque chose, peut-être que je ne vais rien en faire, je ne sais pas, mais elles sont là, notées. Je les note et puis, entre crochets, je note l’endroit où je les ai entendues, le jour où je les ai entendues et l’heure à laquelle je les ai entendues. Noter tout cela en plus des phrases que je note ne change rien aux phrases que je note à proprement parler, mais cela me semble important de documenter clairement ce que j’ai entendu et pris en note pour situer la chose prise en note dans le monde. Quand j’ai entendu la première phrase que j’ai notée, je me suis dit qu’il fallait que je la note parce qu’elle était absolument insensée et qu’il me semblait évident que la personne qui l’avait prononcée n’avait pas conscience que sa phrase était insensée, et cela aussi me semble particulièrement intéressant. Nous parlons, mais quelque chose parle avec nous quand nous parlons, voire peut-être à la place de nous, nous fait parler. La langue structure à tel point notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes, à tout, qu’il n’est pas exactement faux de dire que nous exclusivement langage, pas exactement faux, mais peut-être un peu exagéré, oui, mais je le dis quand même parce que cela me semble important aussi de ne pas l’oublier. Est-ce que cela fait de nous des êtres sociaux ? Oui, mais le langage est quelque chose de plus que de la société, quelque chose se produit quand quelqu’un parle qui est imprévisible, ou en tout cas, quelque chose peut se produire d’imprévisible, et donc quelque chose peut se produire qui échappe à tout contrôle, à toute détermination, à tout déterminisme, qui est purement du langage et, pour cette raison même, pure invention, inédit, nouveauté. Tout est connu et tout est inconnu dans le langage, toujours. Peut-être qu’en saisissant ces phrases et en les notant, j’essaie de m’immiscer dans la vie des autres. Est-ce que j’ai l’impression de violer leur intimité ? Eh bien, il y a quelque chose de paradoxal : le langage est public et privé en même temps, et c’est ce qui le rend si fascinant. Je m’approprie un morceau de la vie des gens que je croise — ils ne me connaissent pas, ne savent pas que je note ce qu’ils disent, parfois, même, ils ne me voient pas, mais je suis là, qui les écoute. Je suis un écouteur. Comme il y a des voyeurs. Je suis aussi un voyeur. Un écouteur et un voyeur sont des observateurs. L’observateur occupe toujours une position double : il est là et il est ailleurs, en même temps. Quand, dans la Recherche, le narrateur écoute les ébats de Charlus et Jupien : il est là sans être là, il est absent sans être absent, il participe sans participer, il se tient à l’écart et tout contre, en même temps. Même si une cloison le sépare de la scène qu’il raconte, (d)écrire la scène qu’il raconte abolit la séparation sans la franchir, la maintient tout en passant à travers, ici et là, partout, mais pas en vertu d’une sorte d’omnisme (omniprésence, science, potence) préalable, mais par la puissance de l’écriture même. Cette simultanéité est à l’origine de l’écriture en tant qu’esthétique qui tient à la fois du document et du conte, de la réalité et de la fiction, qui dépasse ses deux formes sans en inventer une autre, l’écriture n’étant pas une forme, mais une attention, une infraction et une effraction, une métamorphose et un maintien : tout est laissé intact mais plus rien ne se ressemble plus. Voilà ce que j’avais à dire aujourd’hui. Mais, avant de l’écrire, je ne le savais pas.