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Ne cherche pas toujours à être cause efficiente. Sache aussi n’y être pour rien, n’être pour rien. Demeure en suspension. Des heures durant, j’ai attendu que quelque chose vienne, et puis rien. Je me suis senti vide, insignifiant, et je l’étais, assurément. Il ne faut pas avoir peur du néant. Je suis du néant. Tout est du néant. Mais je n’ai pas su demeurer sans rien faire non plus, non. C’est comme si, sachant mon Pascal, je ne le pouvais pas. Et pourquoi ? On a beau la haïr, il y a là quelque chose qui tient à notre nature. Quelques instants, peut-être, y suis-je parvenu, à peine : fermer les yeux, oublier, se faire comme le vide qui se fait partout. Ce matin, en écrivant à R., j’ai trouvé la phrase à placer en exergue de la version totale (future) de ce journal et, en y songeant à l’instant, cependant que je passais l’aspirateur dans l’appartement, il m’a semblé que la chose journal avait pris dès lors forme en tant que livre, en tant qu’œuvre. Par la seule grâce de cette phrase à placer en exergue ? Sans doute pas entièrement, non, car j’aimerais donner un titre à ce journal, dont journal ne serait que le sous-titre — et, me dis-je, me relisant, peut-être ne lui en faut-il pas —, mais oui, en grande partie, oui. Pourquoi ? Parce que, en plaçant cette exergue là, ce qui suit change de forme, s’inscrit dans une sorte de continuum qui a commencé bien avant moi et que je prolonge — sans le laisser intact, en le modifiant, sinon cela serait absolument vain d’écrire — au-delà de moi où cela pourra durer, devenir, changer, être dépassé, et caetera. Dès lors, cela devient comme la vie, et pas simplement un écrit parmi d’autres, tant d’autres, trop d’autres. Tous les livres devraient être comme la vie — étrange, imprévisible, indéterminée, ratée quelquefois, géniale quelquefois, belle la plupart du temps, déchirante souvent, triste à en mourir, mais on ne meurt pas, on continue, il faut continuer. En parlant avec G. la dernière fois que nous nous sommes vus, c’est vrai que l’idée m’a semblé évidente que seuls les livres monstrueux sont susceptibles de nous intéresser, des livres comme les Quatre livres de Rabelais, les Mémoires de Saint-Simon, À la recherche du temps perdu de Proust, je ne donne que les trois qui me viennent à l’esprit sans effort en écrivant, eux seuls résistent à l’ennui terrible que nous inspire l’existence qu’on voudrait nous faire vivre, cette existence commune, et toutes ces injonctions, et tous ces gens qui s’assemblent dans une liesse qui masque mal l’effroyable repli sur soi-même dans lequel on s’enferme ce faisant, et plus ils sont nombreux et plus ce repli est grand, et grand et étouffant, seuls les livres monstrueux nous donnent envie de lire, de lire et de vivre. Dans les pages de la Recherche que j’ai lues hier, il y a l’évocation du regard en morceaux d’Albertine et puis cette longue remarque sur la multiplicité d’Albertine : « J’ai dit : “Comment n’avais-je pas deviné ?” Mais ne l’avais-je pas deviné dès le premier jour à Balbec ? N’avais-je pas deviné en Albertine une de ces filles sous l’enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d’êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes encore dans sa boîte, que dans une cathédrale fermée ou un théâtre avant qu’on n’y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée ? Non pas seulement tant d’êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux, l’inquiète recherche de tant d’êtres. À Balbec je n’avais pas été troublé parce que je n’avais même pas supposé qu’un jour je serais sur des pistes même fausses. N’importe, cela avait donné pour moi à Albertine la plénitude d’un être empli jusqu’au bord par la superposition de tant d’êtres, de tant de désirs et de souvenirs voluptueux d’êtres. Et maintenant qu’elle m’avait dit un jour : “Mlle Vinteuil”, j’aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps, mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de ses prochains et ardents rendez-vous. » Derrière les noms, il y a tant d’êtres, et l’écrivain cherche à voir derrière les noms, non dans un au-delà du langage — sinon, il n’écrirait pas —, mais par-delà ce que l’on tient communément pour donné. Il n’y a pas de donné, il n’y a que des êtres à observer, des mystères à percer, et cela, c’est le travail d’une vie à la fin de laquelle, peut-être, alors oui, peut-être.