Hier au soir, cependant que j’essayais d’écouter au casque Rafael Andia jouer le « Livre de guitarre dédié au Roy », œuvre de Robert de Visée, dehors, des gens s’égosillaient devant une balle filmée qui, bien que frappée en tous sens par des pieds de milliardaires, se refusait avec une obstination superbe à franchir la ligne mince et blanche qui sépare l’enfer de l’ennui. Dans une certaine mesure, toutefois, un tel spectacle — le spectacle de gens en train de regarder le spectacle de gens jouer au football à la télévision — était rassurant : l’oiseau de proie noir du fascisme qui avait déployé ses ailes au-dessus de la France, bien que s’approchant toujours plus dangereusement du pays des Lumières, n’avait pas interrompu les retransmissions télévisées des matchs de football et, ainsi, l’on pouvait tranquillement s’ivrogner en hurlant des insanités devant l’écran de la partie là diffusée. Te voilà, ô vieux peuple de France, te voilà fier et libre, et cette grande ferveur avec laquelle, comme un seul homme, tu entonnes l’hymne national est directement proportionnelle à ton taux d’alcoolémie. On ne sait presque rien de la vie de Robert de Visée : on n’a pas de portrait de lui, on ignore la date exacte de sa naissance ainsi que celle de sa mort, il se pourrait qu’il mourût centenaire et que son recueil royal, il le composât jeune encore ou mûr déjà, on ne sait pas. Mais quand on écoute ses pièces aujourd’hui, on sait tout ce qu’il y a à savoir, je crois : profond sentiment de transparence, d’ordre juste, lullisme certes, mais âme d’une époque que le passage du temps n’a pas fatigué, — c’est nous qui sommes fatigués. Dans la préface de son livre de 1682, en s’adressant à Louis XIV, Visée écrit : « je l’ay veüe moimesme ne pas dédaigner quelque fois l’Exercice de nostre Art, et toucher la Guittare », et je ne sais pas pourquoi, je ne puis m’empêcher de trouver qu’il y a quelque chose de follement émouvant dans cette remarque, et dans l’image qui vient à l’esprit la lisant, celle du « plus grand Monarque de l’Univers », comme l’appelle Visée selon la formule consacrée, touchant la guitare. Si de nos jours les puissants jouaient de la guitare, notre monde irait-il si mal ? Je ne sais pas, mais l’idée qu’un pouvoir puisse n’être pas musical me semble une aberration, comme une sorte de contradiction dans les termes. Tout comme l’idée d’une éducation sans musique est une aberration : à la fois art, mathématique, cultures, pratique individuelle et collective, comment envisager une éducation sans musique est-il seulement possible ? Et pourtant, c’est ainsi qu’on dresse les masses. Comme s’étonner ensuite, si ? À présent, j’écoute les « Pièces pour théorbe et guitare de Robert de Visée » par Xavier Díaz-Latorre : tout est légèreté dans cette musique, pureté, profondeur, échos et résonances, comme un voyage dans l’épaisseur du monde. Et tous nos débats, tous les tons sur lesquels nous nous écharpons avant de nous entretuer, sont dépourvus de sensibilité, d’esthétique, ce ne sont que sentiments bruts, non sublimés, paroles brutales, grossières et sans esprit. Et qui désire autre chose, aspire à une autre vie, ne trouve rien. Un peu de lumière cependant : aujourd’hui, dans le journal, le bel entretien avec Guillaume Vissac au sujet de Bakélite. Un peu de lumière comme une lueur d’espoir, faible, certes — j’entends : elle ne brille pas comme les satellites artificiels dans le ciel de notre désespoir —, mais qui ne s’éteint pas, reste en vie.