Je sais que toute mesure disciplinaire me concernant est menacée de dissolution. Je ne sais si c’est une maladie, une sorte de faiblesse de la volonté, de la bêtise pure et simple, mais c’est ainsi. Est-ce lassant ? C’est ce que je serais tenté de croire, si le fait que je recommence avec une forme de systématique à prendre des mesures disciplinaires me concernant et à ne pas m’y tenir ne pouvait pas laisser penser que, en réalité, c’est cela que j’aime : prendre des mesures disciplinaires me concernant et ne pas m’y tenir. Mais alors pourquoi suis-je déçu quand je ne me tiens pas à mes mesures disciplinaires si, en réalité, c’est ce que je recherche, ce que je désire, est-ce que le fait de me décevoir parce que je ne m’en suis pas tenu aux mesures disciplinaires prises me concernant fait partie d’un système de jouissance plus vaste ? J’aimerais le croire. Ou non, j’aimerais ne pas le croire. Ou bien, je n’y crois pas. Ou alors, je n’en sais rien. Peut-être devrais-je renoncer une bonne fois pour toutes à prendre des mesures disciplinaires me concernant, mais je crois qu’elles expriment un désir de changement profond et réel, et sans doute nécessaire, auquel il ne me faut pas renoncer. Pourquoi ne me faut-il pas y renoncer ? Eh bien, parce qu’y renoncer, ce serait renoncer à toute idée de progrès, — pas social, je ne crois pas au progrès en ce sens, il y a bien des améliorations, des bouleversements, même, c’est certain, mais si on observe l’anatomie d’ensemble du corps social, on voit que, fondamentalement, les équilibres sont, ont été et seront toujours les mêmes —, non , j’entends : un progrès personnel, lequel n’est pas étranger à cette vieille idée rousseauiste de la perfectibilité. Rousseau conçoit cette perfectibilité comme propre à l’espèce (ce pourquoi, dit-il, l’être humain est le seul être vivant à pouvoir devenir imbécile, en se dé-perfectionnant, avec l’âge, par exemple), mais n’est-ce pas là une conception trop généreuse de l’espèce humaine ? L’être humain est capable d’apprendre, et il apprend effectivement, mais de se perfectionner, c’est-à-dire : de devenir meilleur, combien sont-ils les êtres à en être capables ? Mais, c’est peut-être bien, au fond, d’être généreux. Cela nous évite de devenir rassis, de vieillir trop vite, et donc de devenir imbécile trop vite. Même si cette idée, pour les cyniques opportunistes que nous sommes devenus, semble d’une caricaturale naïveté, n’est-il pas indispensable de croire en notre bonté. « L’homme est un être naturellement bon, écrit Rousseau à Christophe de Beaumont, aimant la justice et l’ordre ; il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain, et les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. »
56. Dans une ville de taille moyenne, sans bien m’en rendre compte tout d’abord, j’avais redécouvert le bruit. Bruit qui, sous la forme de l’excès, était absent de la petite ville de province où nous résidions, Daphné, Nelly, et moi. Ce fut l’oreille tendue, soudain, un plissement des yeux qui contracte les sourcils quand Nelly m’adressa la parole, qui me rappela ce qu’était le bruit, l’excès sonore. Des voitures passaient non loin de l’endroit où nous nous étions attablés pour déjeuner, fenêtres ouvertes, c’était encore l’été, laissant se propager les infrabasses qui semblent être l’alpha et l’oméga de toute musique populaire. Je me posai alors une de ces questions qu’on n’a pas tout à fait le droit de se poser, parce qu’elles n’ont pas l’apparence de la démocratie, quand même elles le seraient à défaut de le sembler : Est-ce que l’omniprésence des infrabasses dans la musique populaire contemporaine n’est pas en grande partie responsable de l’effondrement de l’intelligence ? Et, en réponse à cette question, j’eusse peut-être aimé me voir opposer un grand silence, mais il n’en fut rien. Rien, — que plus de bruit encore.
57. Comme il n’est pas possible de se libérer des idées des autres, et comme il ne vaut pas la peine d’avoir des idées si ce sont les idées des autres, avais-je écrit le matin, assis à ma table d’écriture face à la fenêtre qui donne sur le jardin, il faut sans cesse les métaboliser, assimiler en transformant pour assurer le fonctionnement de l’organisme qui pense, qui vit, qui écrit.
58. Un peu après, j’avais vu la photographie d’une petite fille lisant la constitution d’un pays devant des militaires ennemis qui la regardaient faire, et je m’étais dit, le problème de l’instantanéité, de l’immédiateté informatique, c’est que les légendes n’ont plus le temps de naître. Si quelque acte héroïque avait lieu (à supposer qu’il existe quelque chose comme « un acte héroïque »), il serait immédiatement connu du monde entier, et aussitôt chassé par un autre, et aussitôt chassé par un autre, et aussitôt chassé par un autre, et caetera ad infinitum. Il n’y a plus de légende, il n’y a plus que du passé immédiat, de l’oubli automatique, obligatoire, forcé, forcené — qui pourrait bien se souvenir d’une masse infinie d’informations ?
59. Il pleuvait désormais.
60. J’étais assis à ma table d’écriture, au même endroit que deux semaines auparavant, pas très bien réveillé. Je levai les yeux et cherchai dans le ciel au-dessus du grand marronnier au fond du jardin une raison de continuer ou une raison de m’arrêter. Est-ce que je la trouvai ? Sur le moment, je n’en eus pas la moindre idée.
61. Les petits animaux, sur le bord de la route, morts, finiront-il par se dissoudre, et faire corps avec elle, la mort avec la non-vie, les écrasés avec le bitume, en découvrira-t-on les fossiles dans n milliards d’années, ou bien n’y aura-t-il plus personne plus jamais pour les observer ?
62. Suis-je le dernier ?
63. Qu’est-ce qu’une question, sinon une façon d’envisager le passé depuis un avenir non advenu ?
64. Un peu comme quand on dit à un enfant rebelle à tout, Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de toi ? Rien, justement. Du moins, est-ce notre espoir : que, surtout, on ne fasse rien de nous.
65. Découvris-je la discipline pendant cette période de vacance ? Sa pratique, peut-être, ce qui est la même chose.
66. — Vacance de quoi ? — Vacance de moi.
67. Émouvantes statues de pierre dans le parc du château, nymphe au drapé lapidaire, ménade délicate, sphynge comme un pastel de La Tour, souriant monstre énigmatique, petit ruban noué autour du cou, et ses seins qui pigeonnent, délicieuse bien qu’elle soit rongée par les lichens, vieille de tant de siècles de désirs, le regard rejeté en arrière, qui dit oui, qui dit oui, oui ou qui nie.
68. Dans le parc du château, il y avait un banc, le banc du philosophe, où je voulus m’assoir mais ne le pus — il pleuvait à verse. Je m’abritai sous l’arbre qui abritait le banc. L’enfant Daphné, juchée sur mes épaules, chantait. Ni l’orage ni le tonnerre ni les éclairs ne semblaient l’impressionner : elle dominait l’univers, aurait-on pu dire, ce qui n’était ni tout à fait exact ni tout à fait absurde.
69. L’époque rase qu’il nous est donné de vivre, où les étoiles étiolées, les élites délitées, le peuple dépeuplé, ne laissent subsister qu’une horde sans tête qui mord, geint, se plaint, réclame, attaque, meurt, détruit, adule indifféremment, l’époque, — l’époque, qu’espérer d’elle ?
70. Un espace, quelques dizaines de mètres carrés, une pièce quelque part, pleine de livres, une table d’écriture, un lit où se reposer, d’où ne sortir que pour jouer avec l’enfant, l’aider à grandir, faire l’amour, exercer le corps, s’enivrer, et non plus ultra.
71. Est-ce un espoir minimaliste ? — Comment pourrait-il en être autrement ?
72. Il n’y a pas de phare dans le noir. Qu’un banal fanal.
73. Après la perte, se nourrit un désespoir qui n’est ni triste ni larmes, mais doux et calme quelquefois. Il ne faut pas renoncer à la colère, c’est-à-dire, mais comme instrument, pas comme arme de poing ni arme de fin.