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Pour ne pas devenir fou, je marche. Et il semble que le remède soit efficace puisque je n’ai encore agressé personne dans la rue, que je ne violente ni mon épouse ni mon enfant, et que je me comporte comme à peu près personne ne se comporte, c’est-à-dire : avec un minimum de dignité. L’autre jour, cependant que je marchais, j’ai vu un vieil homme qui cueillait des champignons dans le cimetière. Il y en avait un, notamment, qui m’a paru très gros, d’une taille presque fantastique, quelque chose qui, avec un rien d’imagination, aurait pu tenir un rôle de premier plan dans une adaptation in vivo d’Alice in Wonderland, et c’est celui-là qui a attiré son attention, justement. J’ai vu le champignon, j’ai vu que le vieil homme avait vu le champignon, je l’ai regardé faire, et il m’a donné l’impression de fondre littéralement sur lui, tout à fait comme un prédateur sur sa proie (j’imagine qu’il craignait que quelqu’un ne lui souffle sous le nez ce butin qu’il convoitait). Tout fier de lui, après qu’il eut cueilli l’objet de sa quête, il se redressa et dit aux deux personnes qui croisèrent alors son chemin : « Ce sont des cèpes ! » Il y avait quelque chose d’un peu irréel dans cette scène, qui tenait moins à la fierté tout enfantine de ce vieil homme qui faisait sa cueillette, qu’au lieu même de la cueillette, là, non loin de la tombe de Marguerite Duras. Mais, après tout, quel terrain plus propice au mycélium que celui où nous enterrons nos morts ? Un esprit métaphysique aurait pu voir dans cette scène le sempiternel cycle de la nature, la mort qui nourrit la terre qui donne la vie, mais les personnes que le vieil homme croisa se contentèrent de lui sourire poliment et, encore que je n’en aie pas la preuve formelle, j’en jurerais, accélèrent le pas pour semer cet incongru qui les dérangeait dans leur visite. Moi, comme toujours, ou presque, je mis un point d’honneur à ne pas intervenir, à passer mon chemin, à continuer de marcher, histoire de ne pas devenir fou. Mais je l’ai déjà dit. Ce que je n’ai pas dit, toutefois, c’est que ne pas intervenir, c’est quasi une règle. Être là, mais sans y être tout à fait. Observer et agir le moins possible, laisser le moins de traces possibles de mon passage dans l’univers. Ainsi, l’autre jour, quand j’ai vu cette dame s’affaisser soudain après avoir glissé sur telle grille métallique de la bouche d’aération du métro, je n’ai rien fait, j’ai continué mon chemin et ai laissé à d’autres le soin de porter leur héroïque assistance aux trépassés du quotidien. Ce n’est pas de l’indifférence — je vois ce qu’il se passe, je n’ignore rien, tout est là, présent à moi —, c’est peut-être de la lâcheté, oui, peut-être, un peu, mais c’est surtout la nécessité que je ressens de me tenir dans un certain écart, de ne pas quitter mon poste d’observation mobile, afin de parvenir à sentir le plus possible.