Fois je ne sais combien à donc remettre Tout est de l’art sur le métier. (Le lien de conséquence se découvrira sans peine à l’aune du journal d’hier.) J’ai écrit à R., ce matin, pour lui dire un peu plus dans le détail ce que j’avais évoqué ici la veille. Et ainsi, et ainsi quoi ? Je ne sais pas. Je n’aime pas les journées comme aujourd’hui : elles ne sont pas désagréables à vivre en elles-mêmes — en l’occurence, ce fut même plutôt le contraire —, mais elles ne me semblent avoir aucun ordre, ou bien un ordre extérieur, imposé par la contingence des choses, et dans lequel j’ai l’impression de ne pas trouver mes pensées, l’impression de ne même pas avoir de pensées, quelque chose a eu lieu, et si l’on m’interrogeait à ce sujet je pourrais très bien dire quoi (raconter les événements, si infimes soient-ils, tels qu’ils se sont déroulés), mais au-delà, certainement pas le quoi de l’à quoi bon, car à quoi bon ? cela, je l’ignore. Combien de vies sont-elles vécues ainsi ? Cela aussi, je l’ignore. Faudrait-il le savoir ? Meilleure question : Pourrait-on le savoir ? Sans doute pas, non. Parfois, quand j’entends les conversations des gens, je comprends pourquoi ils parlent tant, ce à quoi, moi, quoique ce ne soit pas toujours possible de le garder, je préfère le silence, et ce n’est pas une question de préférence, c’est une question qui implique tout un équilibre de l’univers, de la place que nous y occupons, de la façon dont nous centrons tout en fonction de nous, du point insignifiant que nous occupons dans l’univers, quand il faudrait toujours chercher à se décentrer, à aller voir ailleurs. Hier, en relisant les Anneaux de Saturne, j’ai été frappé par le contraste entre les petites distances parcourues par le narrateur (de Norwich, où Sebald a enseigné jusqu’à la fin de sa vie et où il est mort, à Lowestoft, il y a bien moins de cinquante kilomètres parcourus en train et de Lowestoft à Southwold, moins de vingt, parcourus à pied) et l’immensité du récit qui parcourt le monde et l’histoire en de multiples sens. J’avais oublié la façon dont, à l’occasion d’une conversation anodine avec un jardinier, Sebald évoque la question de la Luftkrieg dont il fera l’objet d’un livre aussi passionnant que terrifiant, traduit en français sous le titre de De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, élément qui est au cœur même des Anneaux de Saturne, lesquels ne semblent parler que de cela, de la destruction du monde, de la destruction des peuples, de la destruction de l’être humain par lui-même. J’ai du mal à appréhender l’étendue de ce récit, la façon dont il part de points du globe (la côte est de l’Angleterre qui fait face au pays) pour en rejoindre d’autres, sans cesse plus éloignés dans l’espace et dans le temps. Il y a une grande virtuosité dans la chose, mais ce n’est pas cela que je trouve le plus fascinant, mais le ton, cette monodie qui n’a rien de monotone, mais se déplace, se diffracte toujours. Par moments, je me rends compte que j’ai été emporté extrêmement loin de l’endroit où j’avais conscience de me trouver dans la lecture quelques instants à peine auparavant, je reviens en arrière, reprends, relis, refais le trajet une deuxième fois, mais est-ce que je comprends comme ce déplacement a bien pu avoir lieu ? Je n’en suis pas certain. Faut-il comprendre ? Je n’en suis pas certain. On se fait l’idée que, pour être écrivain, il faut décortiquer les mécanismes à l’œuvre chez les autres, mais est-ce bien utile ? Quand même on trouverait comment démonter le mécanisme de l’écriture (démonter, mettre les pièces à plat sur une table avant de le remonter), aurait-on mieux compris ? Je n’en suis pas certain. Il y a quelque chose de profondément organique dans l’écriture qui peut se disséquer certes, mais dont la dissection ne révèle pas la formule dernière. Que signifie, d’ailleurs, la séance de dissection (La leçon d’anatomie docteur Tulp de Rembrandt) que Sebald a placée en tête de son livre et où il identifie le peintre avec la victime ? On découpe en vain et, bien qu’on ne puisse pas s’empêcher de découper, on ne trouve pas ce que l’on cherche, qui ne se découpe pas.