Ulysse potentiel. — De chez moi à chez moi, aujourd’hui, j’aurai parcouru quelque 25 kilomètres. Vingt-cinq virgule un, exactement, me dit la machine dont c’est la fonction. De Montparnasse à Montparnasse en passant par Port-Royal des Champs. Pour ce faire, prendre le train N au départ de la Gare Montparnasse en direction de Rambouillet, descendre à La Verrière, marcher jusqu’à feue l’Abbaye, en coupant par le Parc du Château de La Verrière avant de rejoindre l’étang des Noés (lequel appartient à ces étangs qui furent créés pour alimenter en eau les bassins de Versailles) et traverser la forêt de Port-Royal jusqu’à l’Abbaye du même nom, prendre ensuite le chemin Jean Racine en direction de Chevreuse, non sans faire un détour par le chemin de la Salamandre pour traverser le bois de la Madeleine, se perdre un peu, avant ou après, comme chacun voudra ou comme chacun pourra, il n’est peut-être pas donné à tout le monde de savoir se perdre, rejoindre Saint-Rémy-lès-Chevreuse, qui — comme son nom l’indique, décidément — ne se trouve pas très loin de Chevreuse, là prendre le train B en direction de ne je ne sais plus où, descendre à la station Port-Royal (des Villes, évidemment) et rentrer chez soi avec le peu de force qui reste. Est-ce dans le dessein de prouver que l’odyssée commence dès le pas de sa porte, là, dans la rue juste en bas de chez soi, que j’ai improvisé ce périple aujourd’hui ? Probablement pas, non. Il y avait longtemps que je n’étais plus allé à Port-Royal des Champs, et la lecture des Pensées de Pascal m’a fait me ressouvenir de ce lieu que je tiens pour l’un des plus beaux au monde, un lieu où, même si plus rien ne tient — l’expression chère à l’Abbé Grégoire, « les ruines de Port-Royal des Champs », est en effet largement exagérée : tout a été littéralement rasé, remis à zéro, effacé de l’espace, mais pas de la mémoire des humains —, l’esprit est là. Sur ma carte de l’Europe, il faudra placer Port-Royal des Champs. (Comment ai-je pu n’y pas penser plus tôt ?) De ruines, en réalité, ne demeure sans doute plus que le passage des Cent marches, qui reliait jadis l’Abbaye à la ferme des Granges. Cent vingt et une marches, ai-je compté, mais c’est assurément moi qui me trompe, et pas l’escalier. Ou bien l’esprit de l’escalier ? Peut-être est-ce ici que ce dernier porte son vrai nom : tandis qu’ailleurs, c’est une lacune, un défaut, voire une défaillance, ici, il est parfait. Et, pas à pas, parfaitement à sa place. Mais ce n’est pas aujourd’hui que j’avais prévu d’aller à Port-Royal des Champs. Non, aujourd’hui, je n’avais rien prévu, mais me voyant seul, soudain, aux alentours de dix heures du matin, j’ai songé que je ne pouvais pas demeurer là, un peu vain, à attendre que quelque chose se passe ou que ne se passe rien. Alors, j’ai eu cette idée. Et vingt-cinq kilomètres plus loin, même si j’avais passablement mal aux pieds, j’étais heureux de l’avoir eue. Dans un passage des Anneaux de Saturne que je n’ai pas noté et que je ne peux donc pas retrouver mais ne s’avèrera pas, je crois, apocryphe, Sebald fait remarquer que les gens qui voyagent à pied ont toujours l’air suspect, et c’est vrai que, pour parler comme Walser, je devais avoir « une fameuse dégaine » (parfois, il me semble que Sebald et Walser sont les deux profils d’un seul et même écrivain, mais je ne sais pas très bien ce que cela veut dire, alors passons) avec mes cheveux ébouriffés, mon tshirt plein de sueur, mon short assorti, mes baskets crottées et mon odeur de fauve, raison pour laquelle à n’en pas douter, le monsieur de la sécurité aura contrôlé mon sac à dos — accessoire indispensable s’il en était à ma panoplie walsero-sebaldienne — au sortir du Monoprix. Mais, les endorphines sûrement aidant, je ne me suis pas laissé faire et je lui ai expliqué que la caisse automatique n’avait pas imprimé le ticket de caisse (comme par hasard) et, à son air sceptique, d’un ton détestable au possible qu’aurait apprécié en vraie connaisseuse la meilleure moitié de moi-même, je lui ai dit : « Voulez-vous que nous allions regarder les images de vidéosurveillance où l’on me voit en train de payer ? Avez-vous ce temps à perdre ? Alors, au revoir. » Où avais-je bien pu prendre cela ? Je ne le sais pas. Il a émis un bruit avec la bouche, mais de mon pas de bon marcheur, j’étais déjà loin, où je me faisais le récit de cette journée passée sur des chemins qui conduisent de la civilisation à ses ruines et retour. Pour couronner le tout, histoire c’est-à-dire que le tableau soit parfaitement parfait, cependant que je descendais la rue du Montparnasse, sur le trottoir d’en face, un homme la remontait en criant : « Fils de pute ! Fils de pute ! Fils de pute ! » Ad libitum.