« Dans son costume usé à carreaux jaunâtres, assorti d’une chemise bleu gentiane et d’une cravate à rayures rouges, le bas du pantalon retroussé, il a une fameuse dégaine. »
Sorte de schibboleth autour duquel un nombre conséquent d’esthètes exigeants, et un brin snobs, forment corps depuis sa parution en 1957, manière d’image inversée des Conversations de Goethe avec Eckermann, les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig étaient épuisées en France depuis Dieu sait quand. Indifférence ou ignorance ? Nul ne le saura jamais. Et c’est sans doute mieux de l’ignorer, tant il est évident que toutes les vérités ne sont pas nécessairement bonnes. C’est ainsi dans une traduction de Marion Graf, qui s’attache à rendre en français l’œuvre du maître biennois depuis plus de vingt ans, que les éditions Zoé font reparaître ce chef-d’œuvre de littérature en mouvement. Récit des excursions (à pied ou en train) que Seelig et Walser firent au cours des vingt dernières années de la vie de ce dernier (1878-1956), ces Promenades, et les haltes dans les boucheries-auberges pour assouvir la faim et la soif, forment avant tout un art poétique négatif, les conversations dessinant des éclaircies dans le silence que s’imposa Walser dès le jour où, en 1933, il entra à l’hospice de Herisau. Dans ces pages, Walser apparaît tel que la postérité se souviendra de lui : pauvre, sauvage, virulent, doux, vivant, étrange sage résigné dont l’ambition zéro ne semble jamais vouloir égaler la nullité, mais au contraire lutter toujours contre elle, la dépasser jusque dans la mort. Pour qui lit aujourd’hui ces récits, le mutisme volontaire de Walser a quelque chose d’incongru, d’incompréhensible, voire ; — nous, qui passons notre temps à bavarder, comment pourrions-nous entendre cette volonté de ne plus écrire, de remiser son individualité dans l’ordre de la vie réglée d’une maison de santé. Dans l’ordre, c’est-à-dire un peu comme dans les ordres. Il y a quelque chose de monastique (Walser ne se décrit-il pas comme un moine à Seelig ?) dans cet abandon de Walser, comme si — c’est une hypothèse quelque peu vilamatasienne — comme si tout ce à quoi son écriture avait jamais tendu devait s’achever en cela : arrêter d’écrire. « D’emblée, confie Walser à Seelig le 28 janvier 1943, mes débuts littéraires ont dû donner l’impression que je me moquais du bourgeois, comme si je ne le prenais pas tout à fait au sérieux. On ne me l’a jamais pardonné. Voilà pourquoi je suis toujours resté un zéro tout rond, un gibier de potence. (…) À présent, je ne languis ni après Bienne ni après Berne. La Suisse orientale est très belle aussi. Ne trouvez-vous pas ? Je la trouve même splendide. Vous avez vu tous ces gens, aujourd’hui, aimables et souriants à notre égard ! Je n’en demande pas plus. À la maison de santé, j’ai le calme dont j’ai besoin. À présent, c’est aux jeunes de faire du bruit. Pour moi, ce qui me convient, c’est de disparaître aussi discrètement que possible. » Disparaître aussi discrètement que possible : dans ce geste négatif, dans ce retrait volontaire, tant de sentiments, de sensations, de croyances, tant d’illusions se mélangent : la résignation du moins-que-rien, le dégoût du monde, l’amour de l’espace, la passion de la liberté, la recherche de la vie simple et bonne, l’anormalité innée, mais surtout, peut-être, la certitude qu’il ne saurait y avoir de dernier mot. Impossibilité paradoxale pour l’écrivain qui se confine au silence n’écrivant plus, et qui cependant se dépasse elle-même, pour ainsi dire, dans la parole, non plus l’art, mais le dialogue amical. Arrêter d’écrire : pauvreté ultime. Décrivant Walser, Seelig ne dissimule pas son apparence de vagabond, d’ours modeste qui fuit la société des autres, la société tout court, se plie à la discipline banale du travail à l’hospice, ne supportant pas qu’on lui parle des hommages qui lui sont rendus à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire. Est-ce une façon de tourner une défaite à son avantage, de l’accepter, de faire de la figure du perdant qu’on incarne une figure héroïque ? La condition modeste, le désir d’être un zéro, de se mettre au service d’un maître, de s’asservir, donc, a quelque chose de dérangeant. Et pas seulement parce que c’est problématique : parce que ce masochisme (ou faudrait-il dire, ce walserisme ?) est choquant. Choquant par la tension qu’il révèle chez Walser entre ce désir de servitude et la nécessaire liberté antisociale du poète. Est-ce parce qu’on ne parvient pas à la résoudre, à la surmonter, qu’on se résout à une vie tout autre, simple, retirée, muette ? « Dès que la relation entre la société et les artistes cesse d’être tendue, ceux-ci s’engourdissent. Il ne faut surtout pas qu’ils acceptent de se faire dorloter, sous peine de se sentir obligés d’adhérer aux circonstances, quelles qu’elles soient. — Jamais, même dans les périodes de très grande pauvreté, je ne me serais laissé acheter. J’ai toujours aimé ma liberté, plus que tout. » (Jeûne fédéral 1949) Dans toute œuvre authentique se love la question inquiète : qu’est-ce qu’une vie qui mérite d’être vécue ? La dernière promenade, raconte Seelig, Walser la fera seul, le jour de Noël 1956, des traces de pas dans la neige en témoignent. Ainsi, s’écrivent les légendes.

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser, traduit par Marion Graf, Éditions Zoé, Genève, 2021.
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