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J’ai rêvé que mes bras étaient couverts d’épines et de glochides d’un figuier de barbarie comme nous en avions un sur notre balcon quand nous vivions à Marseille, et que je les enlevais une à une sans souffrir, je crois, cette nuit. C’est étrange parce que, tout d’abord, après avoir relu mon journal de l’an dernier, ce matin, je me suis dit que je n’avais pas rêvé, cette nuit, et puis, voyant le petit cactus qui a élu domicile sous l’une des fenêtres du salon de notre appartement parisien, je me suis souvenu du rêve, ou plutôt d’une image du rêve, celle où je me voyais enlever une à une épines et glochides, lesquelles glochides sont les plus difficiles à ôter en raison de leur taille très petite, parfois guère plus grosses qu’un poil, mais qui se tiennent solidement accrochées à la peau, à main nue. L’image était comme un gros plan dans un film américain. Et, en effet, hier au soir, avant de m’endormir, à une heure déjà avancée de la nuit, je suis allé me coucher vers deux heures du matin, j’ai revu ce film que j’avais déjà vu il y a plusieurs années, No Country for Old Men, que j’ai trouvé d’une nullité affreuse, parce que, au-delà de l’entêtement absurde dont faisaient preuve ses acteurs, qui s’exprimaient avec un fort accent texan, et outre les litres de sang qui, dans les films de ce genre, doivent nécessairement être répandus de par le monde dans une frénésie obsessionnelle d’hémoglobine, rien ne s’y passe réellement, l’absence de résolution singeant médiocrement la profondeur métaphysique dont le film, tout comme la partie la plus écrasante de la culture américaine, est résolument dépourvue. Dans le film, on voit l’assassin campé par Javier Bardem procéder à l’enlèvement des éclats d’un coup de fusil qu’il a reçu un peu plus tôt dans le film, et c’est peut-être dans cette séquence d’images assez laides qu’il faut chercher l’origine diurne de mon rêve, encore que, dans mon rêve, le gros plan, bien plus marqué que dans le film, les épines et les glochides occupant toute la surface de l’écran du rêve, donnait à la scène une dimension fantastique dont le film, dépourvu comme je l’ai dit de toute profondeur métaphysique, s’avère bien évidemment incapable. Ensuite, en tirant les rideaux des fenêtres du salon qui donnent sur le boulevard, j’ai remarqué que, comme cela est déjà arrivé à plusieurs reprises, le voisin de l’autre côté était en train de regarder un film pornographique sur son écran géant. Ce qui attira mon attention, ce ne fut pas la visibilité des organes génitaux des protagonistes, comme on peut s’attendre à les voir dans ce genre de productions destinées à secouer les pulsions sexuelles de ses spectateurs — dans le film, la femelle semblait en effet porter une combinaison en latex ou quelque chose du genre couvrant érotique —, mais les mouvements de la caméra, si on peut appeler les choses ainsi dans un film de ce genre, qui accompagnaient les mouvements de l’acte sexuel dans une forme de parallélisme littéral qui en accablait la nullité esthétique. Les films n’ont rien à voir entre eux, prima facie, et pourtant, à y regarder d’un peu plus près, ou d’un peu plus loin, on s’aperçoit qu’ils fonctionnent tous les deux exactement de la même façon, exactement comme fonctionne l’ensemble de la culture (j’allais dire « américanisée », et je ne le fais pas directement parce que je n’ai rien contre l’Amérique en tant que continent, c’est d’une approche de la réalité que je parle, contre laquelle je n’ai rien non plus, à proprement parler, que je me contente ici de désigner) selon une logique de genre qui enferme les œuvres (ou ce qu’il en reste) et les personnes (ou ce qu’il en reste) dans des catégories séparées avec une rigueur hermétique, chacun devant obéir impérativement à la loi de son genre : le genre policier noir doit baigner dans le sang, exactement comme, dans le genre pornographique, les mouvements de la caméra doivent épouser les mouvements de la copulation. À l’opposé de ce prosaïsme de genre, le rêve n’a que faire de ces contraintes de catégorie, il invente des mondes, des formes, des images, des vies. Hier matin, et je crois que, pour le coup, ceci n’a rien à voir avec cela dont je viens de parler, quand je suis sorti de chez moi, je suis tombé nez à nez avec un homme qui me réclamait quelque chose. Quoi, à vrai dire, cela, je ne le savais pas, et ne le sais toujours pas, j’ai supposé que c’était de l’argent, et lui ai dit que je n’en avais pas, que je n’avais rien, ce qui était vrai, comme je m’apprêtais à aller courir, je n’étais muni que des mes clefs et de mon téléphone, rien donc dont j’étais disposé à me séparer pour les offrir au premier venu. Ma réponse n’a pas eu l’air de le satisfaire, il a commencé à s’agiter, prononçant des phrases que je n’ai pas tout à fait comprises, mais dans lesquelles j’ai cru déceler qu’il disait qu’il n’avait plus de valium, et puis il m’a dit qu’il allait finir par agresser quelqu’un, en me regardant moi, ce à quoi j’ai répondu : « D’accord, mais va agresser quelqu’un d’autre » en faisant un geste indiquant une direction loin de l’entrée de mon immeuble où je me trouvais. Le temps qu’il comprenne, m’étais-je dit à une vitesse instantanée, je me serais mis à courir et je serais loin, mais non, il me bloquait le passage. Cette situation devenait de plus en plus inconfortable et, d’un regard, je m’assurai qu’il ne tenait pas dans ses mains quelque objet susceptible de me blesser. Manifestement, non. Quand il a compris que quelque chose n’allait pas dans ma phrase, il s’est retourné vers moi et m’a crié : « Mais on ne peut pas laisser crever les gens comme ça ! » Ce qui était vrai, mais comme je ne pouvais rien pour lui et que je commençais, à cause de son comportement, à m’inquiéter pour moi, je lui ai dit sur un ton suffisamment ferme pour ne pas tolérer de réplique qu’il était temps de me laisser (« Casse-toi », je crois, lui ai-je dit, ou quelque phrase du genre, peu importe laquelle). Ensuite de quoi, je suis parti en courant, non pour fuir les lieux, mais pour faire mon sport, sûr que, même s’il portait un jogging et des baskets (toute sa personne dégageait une repoussante impression de saleté), il ne me suivrait pas. Et, en effet, très vite, je me suis retrouvé tout seul, lui étant parti en direction opposée à la mienne. Ceci n’a rien à voir avec cela, mais je ne puis cacher que cet endroit où, en comptant une interruption de quelques années au cours desquelles des événements qu’on a pu appeler « la crise du covid » ont eu lieu, cela fait plus de dix ans que je vis ne connaît pas une ascension esthétique remarquable, tout conspirant au contraire sur cette partie du boulevard, et ailleurs en vérité, à donner au résident une impression de dégradation marquée : n’ouvrent que des commerces de bouche offrant à la vente une nourriture médiocre, du genre street-food, kebab ou nouilles asiatiques, ou des bars à happy hours durant lesquelles la bière coule à flot, le tout donnant le sentiment que le Français moyen et son alter ego le touriste moyen consacrent leur existence à ingurgiter une nourriture infâme qu’il fait passer en avalant des litres et des litres de bière, ce qui n’est peut-être pas tout à fait inexact. La présence de cet individu manifestement dérangé, qui erre dans une liberté absolue sur le boulevard, laquelle liberté en fait un danger pour les autres et pour lui-même, n’est qu’un signe de plus du sentiment de laisser-aller généralisé, d’immense débraillé, sale et négligé, que ne manque jamais d’évoquer à qui s’y risque la traversée de ces artères populeuses qui sont le cœur battant de la métropole. Et la métropole souffre de graves problèmes cardiaques. Quelles sont les épines que, dans mon rêve, je m’appliquais à ôter de ma peau ? Ce tissu décousu de phrases, j’en conviens, ne semble pas en mesure de répondre à la question, mais peut-être, aussi, n’y a-t-il pas de réponse à la question, peut-être n’y a-t-il jamais de réponse à aucune question, et c’est pour cela que nous écrivons.