vingt-huit septembre deux mille vingt-trois

Cette nuit, j’ai rêvé que j’achetais cinq paquets de cigarettes. Des Marlboro Lights américaines (elles ont un filtre blanc) qui sont devenues au cours du rêve des Muratti Ambassador, la marque que je fumais avant qu’elles cessent d’être distribuées en France. J’achetais les cigarettes et Nelly, qui se trouvait avec moi dans cette grande boutique qui tenait à la fois de la librairie (*) et du duty free shop tant les articles qu’on y vendait étaient divers et nombreux, me faisait remarquer que j’avais arrêté de fumer. Ce à quoi je lui répondais qu’elle avait raison et qu’il allait falloir rapporter les cigarettes à la boutique puisque, comme je ne fumais plus, je n’allais pas les fumer. Je crois même que je disais à Nelly que je n’avais pas acheté les cigarettes avec la réelle intention de les fumer, mais plutôt comme une sorte de souvenir de l’époque où je fumais encore. Ce rêve, qui semble insignifiant — nulle extase pornographique, aucune révélation métaphysique, pas d’utopie politique —, ce rêve, qui semble insignifiant, pour moi, ne l’est pas. Sa nature contradictoire — faire quelque chose qu’on ne fait pas — exprime à la perfection l’espèce de période que je viens de vivre. Je dis : « espèce de… » parce que c’est un peu court pour constituer une période, mais je dis « période » tout de même parce que la période en question ne se réduit pas aux quelques événements qui viennent d’avoir lieu (mots avec le père de Nelly, essai de traduction), mais est en fait l’histoire de ma vie même. Il est cruel de ne pas écouter sa propre voix : cruel, parce qu’alors on s’en prive (c’est tautologiquement trivial, mais c’est tout bonnement vrai) et on en prive aussi le monde. Je crois que le monde n’a pas besoin que nous parlions la voix des autres, il a besoin que nous parlions notre voix à nous. Comme un violoniste doit se faire son son, dit Marcel Proust à Madame Straus dans la lettre. La musique n’a pas besoin que le nouveau violoniste sonne comme un autre violoniste, que tous les violonistes sonnent de la même façon, la musique a besoin que le violoniste trouve son son, et qu’il le fasse entendre. Le mot « cruel » peut sembler hors de contexte, mais il ne l’est pas : la perte de la singularité — le fait de ne pas avoir son son — abîme le monde, met à mal notre façon d’y habiter. Tout ce que l’on fait contre soi-même, on ne le fait pas seulement contre soi-même, on le fait toujours et aussi en même temps contre le monde. Le monde n’a pas besoin que les habitants qui s’y trouvent vivre pendant un certain temps soient tous identiques, mais qu’il trouvent tous leur son. Ce son ne s’apprend pas. Il est là. C’est ce qui fait que je suis là. Ce qui s’apprend, ce sont les moyens de le découvrir. Les événements notables — du moins, ce sont ceux-là que j’ai notés — de l’espèce de période qui vient de s’écouler, que disent-ils ? Je pense qu’ils racontent comment je peux perdre mon son. Si un son ne s’apprend pas, ce n’est pas quelque chose de donné une fois pour toutes, il faut le faire sans cesse. Exactement comme un violoniste pratique son instrument tous les jours. Ces événements décrivent ce qu’il arrive quand on n’écoute pas sa voix. Ils expliquent ce qu’il risque de nous arriver si nous nous laissons enchanter par la voix de l’autre, un peu comme les antiques Sirènes grecques. Mais nous ne sommes pas Ulysse, nous n’avons pas de compagnons. Et les ruses sont sans effet. Seuls et sans artifices, il faut nous traverser le champ des voix qui cherchent à nous empêcher de parler la nôtre. Si, dans une sorte de morale expéditive, je devais désigner les vertus cardinales, au centre, je placerais l’écoute. Non pas l’écoute empathique dont on nous rabat les oreilles, laquelle n’est, en réalité, qu’une entreprise de normalisation, le contraire de l’écoute, le monde social enjoignant à tout le monde de parler de la même voix. Non pas celle-là, mais celle-ci, oui : l’écoute en tant que recherche, exploration, pratique de sa propre voix. L’écoute n’est jamais close, repliée sur elle-même, elle est toujours ouverte, en alerte, attentive. L’écoute est interminable.

(*) Note. — Je ne l’ai pas souligné en écrivant le rêve, mais j’y ai pensé en relisant les phrases que je viens d’écrire pour la troisième fois. S’il est clair que le duty free shop exprime l’abondance et la diversité des marchandises, pourquoi ai-je écrit que la boutique en question tenait aussi de la librairie ? Je n’y ai pas prêté attention en écrivant ni en relisant les deux premières fois, pensant que j’avais employé ce mot simplement parce que l’esthétique de la boutique dans les images que j’en ai retenues faisait penser à celle d’une librairie (peut-être à l’Arbre à Lettres de la rue du Faubourg Saint-Antoine où nous allions souvent, Nelly et moi, quand nous habitions à Nation, et où je ne suis plus retourné depuis longtemps), mais c’est une librairie pour cette raison que je ne trouve jamais mes livres dans les librairies. Dans les rayons, à la lettre O, on voit bien rangées les nombreuses couvertures blanches griffées NRF où trône le nom de Jean d’Ormesson, mais jamais le mien,  Jérôme Orsoni, qui devrait le suivre pourtant, en bon ordre alphabétique, Orm, Ors, mais non jamais. Le fait est ainsi que je suis absent des librairies et mon rêve, qui m’accuse gravement, me situe dans ce lieu-là, précisément parce que, dans la réalité, je suis absent des librairies, mes livres ne s’y trouvant jamais. Chaque fois que je regarde, je ne les y trouve pas. Aussi, la plupart du temps, je ne regarde même pas. Je ne crois pas l’avoir déjà écrit, et ce n’est peut-être pas dans une note qu’il faudrait le dire, il faudrait consacrer à cet aspect-là des choses un développement autonome, mais comme j’y pense à présent, c’est ici que je vais l’écrire : l’échec est une grande école d’humilité. À cette école, on y apprend que l’on n’est rien, que l’on existe à peine, et que l’on pourrait disparaître de la surface de la terre, cela ne changerait absolument rien, car l’on n’y est déjà pas, ou alors si peu. L’échec est une grande école de caractère. À cette école, qui ne s’effondre pas sous les coups répétés de sa destinée malheureuse, se fraie un chemin vers des contrées inexplorées. Du moins, est-ce le genre de choses que j’aime à me raconter pour ne pas totalement désespérer.