91024

Pénitencier nomade. Ce matin, alors qu’il pleuvait à verse, je suis sorti marcher dans les rues de Paris. C’était, je crois, ma façon à moi d’expier mes péchés. Quels péchés ? Mais tous les péchés du monde, la vie même étant péché, faute, n’ai-je pas tout raté de ce que, dans mon existence, j’ai entrepris ? Ou peut-être, plus prosaïquement, les sentiments odieux que m’avait inspirés, hier, ce film que j’ai regardé, et qui s’intitule Iris et les hommes. Dans Iris et les hommes, Laure Calamy interprète une dentiste qui a envie de se faire lécher la chatte. Mais son mari, que campe Vincent Elbaz, ne lui lèche pas la chatte. C’est un peu de sa faute à Laure si Vincent ne lui lèche pas la chatte parce qu’après tant d’années de mariage, Laure n’a plus trop eu de désir pour lui et, quand commence le film, ça fait quand même quatre ans qu’ils n’ont plus couché ensemble, — c’est long quatre ans. Alors, comme toutes les femmes modernes occidentales, Laure s’inscrit sur une application de rencontres où, comme toutes les femmes modernes occidentales, elle rencontre des hommes qui sont on ne peut plus heureux de coucher avec elle. Au bout d’un moment, il y en a même un qui lui lèche la chatte. On le voit, qui s’agenouille devant Laure assise sur un lit (position dans laquelle il doit être parfaitement impossible de pratiquer un cunnilinctus, mais malgré les apparences le propos de la scène n’est pas réaliste, il est d’inverser le rapport de domination à l’œuvre dans les relations sexuelles entre hommes et femmes ; désormais, en Occident, les femmes ont le pouvoir, point d’exclamation). Alors, Laure est épanouie. Mais quand même, son mari, c’est son mari. Laure jouit, c’est vrai, son visage que ne quitte jamais un sourire benêt en est la preuve irréfutable, mais il lui manque quelque chose : elle aimerait bien que ce soit son mari qui lui lèche la chatte. À la fin, comme tout est bien qui finit bien, même si Laure a passé tout le film à mentir à Vincent, elle reçoit un sms de ce dernier qui lui écrit cette phrase digne d’être l’épitaphe de notre temps (on voit les mots apparaître à l’écran, effet spécial d’un génie radical que donc Jim Jarmusch n’est pas le seul à employer dans ses films) : « J’ai envie de te lécher ». Et le visage niais de Laure Calamy de s’illuminer d’un sourire radieux, avec une diérèse. Le plus étrange, c’est que j’ai entrecoupé mon visionnage du film de séquences d’un concert de Matthieu Chedid, qui passait au même moment à la télé, enregistré je ne sais plus où, et qui était le contrepoint parfait du film. Sur cette scène, affublée de son bonnet à cornes de diablotin, M enchaînait des chansons qui furent des tubes il y a un peu plus de vingt ans pour un public conquis qui devait avoir l’âge de Laure Calamy. Et d’ailleurs, sur scène comme dans la salle, tout le monde se trémoussait avec une expression ravie en tout point identique à la sienne. C’était le portrait fidèle d’une France vieillissante, laquelle ne sait pas si elle est pour l’immigration parce que l’Autre est une richesse ou parce que les richesses, il faut bien que des pauvres travaillent pour les produire ; si on ne peut plus les exploiter à l’extérieur (la colonisation, c’est mal), les pauvres, on peut tout de même les exploiter à domicile, s’il faut pour cela sacrifier quelques règles de français (comme l’accord du participe passé avec le COD lorsque ce dernier est antéposé), on ne va tout de même pas en faire une maladie, les pauvres venus d’ailleurs pour œuvrer à la prospérité des Français, ils n’ont pas besoin de savoir lire Proust, ce n’est pas ce qu’on leur demande. Et puis, tant que la femme moderne occidentale se fait lécher la chatte, tout va bien, pas vrai ? Ce matin, en chemin, ainsi que j’avais prévu de le faire, je me suis arrêté dans deux églises : Saint-Médard et Saint-Étienne-du-Mont, et dans chacune de ces deux églises où je me suis arrêté, il y avait une missa pro defunctis. Écoutant d’une oreille peu intéressée la cérémonie, je n’ai pu m’empêcher d’en déplorer la médiocrité : faiblesse du propos et de la voix du prêtre, absence de ferveur de l’assistance clairsemée, nullité de la musique. Déjà, hier, après m’être infligé la double séance de culture populaire dont je viens de parler, j’avais écouté la Missa pro defunctis d’Orazio Vecchi (œuvre qui fut probablement donnée pour les funérailles de Pierre Paul Rubens à Anvers en 1640) et le disque qu’en a tiré Björn Schmelzer avec son ensemble Graindelavoix, musique qui résonnait à la perfection avec mon humeur grave, plus maussade encore que le temps, noire vraiment. N’était-ce pas aussi la musique d’une époque qui croyait en ses propres rites ? Qui s’imaginait que le passage de la vie à la mort n’était pas une affaire à prendre à la légère, et que la musique devait prendre la mesure de cette gravité ? De quelle gravité notre musique — et j’entends par là : la musique que les gens écoutent effectivement, pas une musique que quelque groupuscule se réserve —, de quelle gravité notre musique prend-elle la mesure ? Et, plus généralement, de quelle gravité notre culture prend-elle la mesure ? Hier, un footballeur français, interrogé — sans doute parce qu’il est musulman — sur le match qu’il doit disputer aujourd’hui contre l’équipe nationale d’Israël, a conclu son prêche rémunéré sur ces propos lumineux : « La vie est courte, il faut être heureux. » Acmé de la civilisation.