111024

Parce qu’elle n’a pas de télévision à la maison, ses camarades de classe trouvent Daphné bizarre. Pourtant, Daphné n’est pas privée d’écran, tant s’en faut, mais il faut croire que dans l’univers mental des gens, puisque ne pas en avoir est signe de bizarrerie, avoir une télévision est signe de normalité. N’est-ce pas une raison suffisante de détester la normalité ? Attention, je ne dis pas la norme, je dis « la normalité », c’est-à-dire : la conformation spontanée et excessive à la norme et l’absence totale d’interrogation d’icelle. Toutefois, il m’arrive de m’en vouloir, de me dire que j’ai eu tort de ne pas avoir fait le choix d’offrir une vie normale à Daphné, qui l’eût peut-être préférée, qui sait ? Mais pas aujourd’hui, non, je crois que la vie normale — j’entends : la normalité assumée, qui ne se cache pas, « décomplexée », comme on dit, prouve que non seulement la culture, mais bien plus encore la vie même est devenue “de droite”, les gens n’ayant plus aucune honte d’afficher la nullité de leurs goûts, l’absence béante du moindre raffinement, la perte de tout sens esthétique, l’humiliation dont ce dernier est continuellement l’objet tombé en disgrâce —, Daphné ne la mérite pas. Tu me rétorqueras que la vie normale, personne ne la mérite, et je te répondrai que oui, c’est vrai, comme il est tout aussi vrai que tout le monde n’est pas ma fille. Et j’ai beau écrire, chaque jour — chaque jour et plus encore — contre la vie humiliée, je vois bien que cela est sans effet. Pourquoi ? Peut-être que j’écris mal, peut-être que la vie est devenue tellement “de droite” qu’elle évolue désormais dans un univers absolument étranger au mien, absolument imperméable aux efforts de la langue, la langue n’étant plus désormais qu’un vulgaire pidgin universel, bonne pour les échanges, et puis c’est tout (raison pour laquelle, soit dit en passant, les activistes progressistes qui entendent réformer la langue française pour la rationaliser, la simplifier, la rendre plus accessible, sont objectivement “de droite”). Comme je l’ai dit à P. ce matin, qui a eu la gentillesse de me téléphoner, si je devais être partisan de quelque chose, ce serait d’une sorte de « communisme élitaire », d’un perfectionnisme pour tout le monde, fondé sur la mise en commun des ressources et leur subordination à la poursuite de l’excellence absolue. Mais je comprends aussi que, dans cette époque à laquelle il m’a été donné de naître, cela ne veuille rien dire du tout, cela soit incompréhensible, comme je comprends les doutes que peut soulever l’idée d’une grâce universelle, offerte à tout le monde sans condition. Peut-être la vérité se trouve-t-elle à mi-chemin entre le communisme et la prédestination. Peut-être, oui, mais où ? Et qui trouvera le chemin qui mène de l’un à l’autre et retour ? Y a-t-il seulement un tel chemin ? Est-ce que je donne l’impression de raconter n’importe quoi ? Si tel était le cas, quelle importance cela aurait-il ? J’arpente les chemins qui parcourent l’esprit. Cette phrase dans les Pensées (L. 268) : « Je suis le vrai pain du ciel. »