Comment faire le tour du κόσμος ? me suis-je demandé en mordant dans mon sandwich au camembert, seulement pour m’entendre me répondre : On ne le peut pas. Je savais que ce n’était pas l’heure d’en manger un, dix-sept heures trente, mais j’en avais envie, alors j’ai succombé. Ces derniers jours, je dis à qui veut l’entendre — Nelly, R., C., B. — que lire Sebald me donne envie de voyager. Nelly, qui me connaît bien, me répond : Mais quand n’as-tu pas envie de voyager ? Bonne question, en effet, mais ce que je voulais dire peut-être par là, c’est que Sebald, ce n’est pas fait pour donner envie de voyager, ce n’est pas de la travel literature, et pourtant, moi, le lire me donne envie de faire mes bagages et de partir à la découverte d’histoires incroyables à propos du κόσμος. J’ai beau savoir qu’on ne peut pas en faire le tour, je m’imagine quand même le parcourant. Mais peut-être aussi que Sebald, c’est fait pour donner envie de voyager, l’écriture de la Shoah n’étant pour lui, je crois, ni l’α ni l’ω de la littérature. Enfin, c’est ce que je me dis. Dans le chapitre de Séjours à la campagne qu’il a consacré à ce « promeneur solitaire », il y a des pages très belles où Sebald rattache sa passion pour Walser à son histoire personnelle et laisse entendre que, s’il aime tant Walser, c’est parce qu’il lui rappelle son grand-père maternel, Josef Egelhofer, qui fut la véritable figure paternelle de Sebald, né en 1944, puisqu’il n’a vraiment connu son père, prisonnier en France après la Seconde Guerre mondiale, que vers l’âge de trois ans, et que celui-ci — qui devait incarner ce à quoi Sebald consacrerait une grande partie de son œuvre : le nazisme et la culpabilité des enfants du nazisme — ne fit jamais réellement partie de sa vie, ou alors de manière négative. Une grande tendresse s’exprime dans ces pages, et c’est un fait assez rare, autant que je puisse en juger, pour être souligné. Rapprochant les photographies de Walser promeneur (et écrivant ces phrases, je n’ai de cesse d’écrire « Sebald » à la place de « Walser » et inversement), telles qu’on peut les voir notamment dans le livre de Carl Seelig, de celles de son grand-père, Sebald écrit : « Ceux qui me sont les plus familiers, ce sont les clichés datant de l’époque d’Herisau, qui montrent Walser en promeneur, car l’auteur qui s’est depuis longtemps libéré de la servitude de l’écriture et pose au milieu du paysage me rappelle irrésistiblement mon grand-père Josef Egelhofer, avec lequel, enfant, je me suis souvent, dans les mêmes années, promené dans une région ressemblant en de nombreux points à l’Appenzell. Quand je vois ces photos de promeneur, l’étoffe dont est fait le costume trois-pièces de Walser, le col mou de la chemise, le nœud de cravate, les taches de vieillesse sur le dos des mains, la moustache poivre et sel bien taillée, la sérénité du regard, je pense chaque fois avoir mon grand-père sous les yeux. Mais ce n’est pas seulement par l’apparence, c’est aussi par le comportement que mon grand-père et Walser se ressemblaient, par exemple dans la manière qu’ils avaient de garder leur chapeau à la main, bras baissé contre le flanc, ou d’avoir toujours avec eux un parapluie de berger ou une pèlerine, y compris en plein été, par très beau temps. » Cet avant-dernier détail du parapluie n’est pas anodin pour moi, et sans doute pas non plus pour Sebald, qui dira un peu plus loin dans son texte sur le peintre Jan Peter Tripp, son ami : « Comme les choses (en principe) nous survivent, elles en savent davantage sur nous que nous n’en savons sur elles ; elles portent en elles les expériences qu’elles ont faites avec nous et sont — positivement — le livre de notre histoire ouvert sous nos yeux. » Qu’est-il advenu du parapluie de berger de Walser ? Je l’ignore. Mais je sais que, il y a une dizaine de jours de cela environ, au café les Deux Magots, où se remettait le prix du même nom dont elle assure la publicité, Nelly a égaré (ou s’est fait voler) mon parapluie de berger. Je signale ce minuscule événement non pour forcer le coupable à se dénoncer — le parapluie était en si piteux état que le coupable, dans cette sordide affaire, est la victime —, mais pour attester de l’importance de ces coïncidences, auxquelles Sebald était sensible, pour des raisons qui tiennent peut-être à la recherche d’une logique qui échappe à la logique ordinaire, puisque j’affectionne moi aussi ces grands parapluies dont j’ignorais, avant de lire hier au soir ce texte sur Walser, qu’on les appelait « de berger », ce qui n’est pas pour me décevoir, tant s’en faut, mes ancêtres ayant exercé jusqu’au siècle dernier cette virgilienne profession dans les montagnes du Nebbiu. Je disais tout à l’heure que les livres de Sebald ne sont probablement pas faits pour donner à son lecteur quelque Wanderlust, mais est-ce si certain que cela ? Pour certains écrivains, l’écriture est impossible — non seulement à comprendre, mais encore à écrire — si elle ne se pratique pas comme la marche. Mais, pour Rousseau, Nietzsche, Walser, Sebald, c’est moins une envie (Lust) qu’une nécessité : l’expérience et la logique de l’écriture sont intimement liées à l’expérience et la logique de la marche et ce, à tel point que l’écriture est inconcevable, irréalisable, sans la marche. Et peut-être peut-on dire in fine que le κόσμος existe moins pour en faire le tour que pour nous faire marcher.