Depuis quelques jours, j’observe avec fascination les degrés de disparition de la tour dans le ciel de Paris. Dès le lever, de bon matin, j’y pense. Je sors de la chambre, j’ouvre les rideaux du salon (celui de la fenêtre de gauche en premier : c’est de là, me semble-t-il, qu’on peut le mieux observer le phénomène), je regarde par la fenêtre, et je m’émerveille plus ou moins en fonction du degré de disparition de la tour dans le ciel de Paris. Parfois, comme ce matin, ou comme lundi, je prends mon appareil, j’ouvre la fenêtre, je cadre, et je photographie ce que je vois. En tout, depuis lundi, j’ai pris quatre photographies de la tour plus ou moins disparue dans le ciel de Paris et, si on les dispose dans un certain ordre, lequel n’est toutefois pas l’ordre chronologique, ces quatre photographies racontent la disparition de la tour dans le ciel de Paris. « Lundi 28 octobre, 8:22, ai-je écrit lundi dans mon carnet au bison rouge, disparition de la tour dans le ciel de Paris. Dix apparitions. » Ce dernier fragment de phrase peut sembler énigmatique du fait de son apparence paradoxale, et il l’est, en effet : Comment passe-t-on, de la « disparition » à « dix apparitions » ? À la vitesse du son. La première photographie que j’ai prise, j’ai eu envie de l’encadrer avec la notation écrite au crayon à papier sous la photographie proprement dite : « Lundi 28 octobre, 8:22, disparition de la tour dans le ciel de Paris. », et d’en faire ainsi une œuvre d’art. Et puis, ce matin, prenant mes photographies de la tour dans le ciel brumeux de Paris, j’ai songé à une série, répartie sur un seul ou en plusieurs cadres, je ne sais pas encore, qui raconterait l’histoire de la disparition de la tour dans le ciel brumeux de Paris. Ce phénomène banal — le brouillard dissimule quelque chose derrière son épais rideau —, je ne puis m’empêcher de m’émerveiller devant lui. Je ne puis et, à vrai dire, je ne veux. Ce que je veux dire, c’est que ce phénomène banal ne laisse pas de m’émerveiller et que, moi, pour ma part, je ne me lasse de m’émerveiller devant lui. Il y a deux ans, à peu près au même moment de l’année, le quatorze novembre deux mille vingt deux, pour être exact, j’avais déjà constaté ce phénomène, que j’avais rapproché d’un autre conte que j’avais écrit, un conte où figure John Cage en clochard transportant les quelques affaires dont il a besoin dans un sac plastique, et d’une phrase tirée de Vertiges, le livre de Sebald où il est question de ce même sac plastique, avais-je supposé devant ce phénomène brumeux. En ce moment, même si je ne le lis pas (je ne lis pas en ce moment, je n’y arrive pas), j’ai posé sur mon bureau le livre de Sebald, Vertiges, dont il me reste à relire le dernier chapitre où il parle de son retour chez lui (« Il Ritorno in Patria »). Le rapprochement s’arrête là, viens-je toutefois de me dire, puisque moi, c’est ce que je pense, je n’ai pas de patrie. Voici donc l’image : dans le ciel de Paris, la tour Montparnasse est un point de repère, quand je la vois, où que je me trouve du moment qu’elle est visible (quand nous revenons à Paris en voiture, par exemple), je me dis toujours : « Là-bas, c’est chez moi » et la disparition de la tour dans le ciel de Paris est le rappel que je n’ai littéralement pas de chez-moi, au sens d’une patrie d’où je viendrais en ce sens que les patries d’où je pourrais venir (la Corse, l’Italie, l’Algérie), pour diverses raisons qui tiennent à l’histoire de la Méditerranée, mes ancêtres les ont quittées et, contrairement à ce que raconte Sebald dans le dernier chapitre de Vertiges, il n’y a pas de retour dans ma patrie, je n’ai pas de patrie. Écrivant ces dernières phrases, je m’aperçois que je fais le récit de l’image comme je fais le récit de mes rêves, et il me semble que c’est exactement ce qui me fascine dans ce phénomène : la disparition de la tour dans le ciel brumeux de Paris est (comme) un rêve. C’est un phénomène onirique, et tout l’est de même, le conte avec John Cage et son sac plastique raconte un rêve que j’ai fait, et le passage du sac de Sebald dans mon rêve où il devient le sac de John Cage (alors que je n’avais pas lu Sebald quand j’ai fait ce rêve et écrit ce conte) est aussi un rêve, un phénomène qui ne peut se produire qu’en rêve, en circulant d’un rêve à un autre. La réalité, c’est le rêve. La photographie, qu’on tient généralement pour une preuve que quelque chose a bien eu lieu, signifiant : « Tu vois, je n’ai pas rêvé », signifie alors : « Tu vois, j’ai rêvé ». (Non mais je rêve, quoi.)