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Comme tous les ans à la même époque, Daphné est malade. Comme tous les ans à la même époque, je la veille. Et, comme tous les ans à la même époque, tout cela, je l’écris dans mon journal. Tout se répète, en quelque sorte. Même si j’avais prévu de faire autre chose de ma journée, étant donné le mauvais temps qu’il fait (à vrai dire, à part de brefs coups d’œil, je n’aurai presque pas regardé dehors de toute la journée, cela ne m’aura pas intéressé, le bruit venant des sirènes des véhicules d’urgence suffisant à me faire parvenir toutes les informations dont j’ai besoin sur le monde extérieur : comme d’habitude, il ne se passe rien), je ne déplore pas le fait de rester à la maison avec elle. Après qu’elle s’est levée pour le petit déjeuner, elle retourne se coucher et, moi aussi, je décide de m’installer sur mon lit, où je m’entoure de livres que je passe une bonne partie de la journée à lire. En relisant ce que j’ai écrit dans mon journal, le six décembre deux mill vingt-trois et le 13.12.22, je ne me souviens pas du conte que je dis avoir écrit. Alors, je le cherche sur mon ordinateur et, quand je finis par le retrouver, péniblement je le lis. Mais je ne sais pas ce qui m’est pénible : le fait de le lire ou de l’avoir écrit. Peut-être que, c’est la fin de la journée, je manque d’air et que le poids qui commence à peser sur le bas du front et les haut des paupières, signe de fatigue, de lassitude, m’empêche de comprendre correctement ce que j’écris. Ou alors, peut-être que c’est mauvais. Je ne sais pas. Pour le savoir, j’entreprends de le relire et me surprends bientôt à y apporter diverses corrections : Histoire du rêveur / Muhammad De Jongh nous déclara qu’il en avait assez de se souvenir uniquement de ses rêves ; ses rêves, il voulait les vivre. Il ne suffit pas, avait-il ajouté, ce matin-là de septembre, il ne suffit pas d’être le spectateur de son inconscient, il faut en devenir l’acteur principal. Comment avait-il l’intention de s’y prendre, lui demandai-je, en réponse, pour ce faire ? Comment penses-tu, réussir, Muhammad, là où tout le monde a échoué avant toi ? Muhammad De Jongh eut un sourire ironique, signe de l’intelligence supérieure qu’il se prêtait, et que peut-être il avait, je ne sais pas la mesurer, et affirma que c’était très simple, qu’il suffisait d’harmoniser les cycles du sommeil et de la lucidité. Il avait trouvé comment, par une technique de respiration particulière, technique de son invention à propos de laquelle il garda néanmoins le silence, comment accorder ces cycles qu’on a cru opposées pendant des millénaires. Grâce à sa technique, ajouta-t-il, il pourrait vivre ses rêves, et non plus les subir, comme tout le monde, subir, toujours subir, mais agir pleinement : tout ce vent qu’on nous vend, plaisanta-t-il, mais ce n’était pas drôle, je le pressentais, toutes ces histoires de conscience et d’inconscience, c’est pour les faibles, les esclaves de la vie, il faut n’être ni conscient ni inconscient, mais agissant, pleinement. La conscience est la chienne de l’action, conclut-il. Ensuite, Muhammad De Jongh s’est retiré dans sa chambre. Et, chose qu’il ne fait pas d’habitude, il en a fermé la porte à clef. Nous ne le vîmes plus pendant des semaines, comme s’il avait disparu. En effet, personne ne l’avait vu sortir de sa chambre, et ceux d’entre nous qui, à plusieurs reprises, étaient allés lui rendre visite pour prendre de ses nouvelles avaient trouvé porte close, et nulle réponse à leurs insistances. Certains prétendaient qu’il avait pris une sorte de fuite onirique, que son but, unissant sa conscience et son inconscient dans des rêves agissant, était de passer dans un autre monde au-delà du sommeil et de la veille, ils en avaient entendu parler, c’était plus que des rumeurs, il n’était pas le premier à réussir dans cette entreprise. Au début, ces racontars furent accueillis par des ricanements ou des haussements d’épaules. Mais derrière cette quiétude de façade, on le sentit très vite, l’inquiétude gagnait du terrain. Quelque chose d’inexplicable s’était produit derrière cette porte close, qui ne devait plus nous laisser le moindre repos, à nous, humbles, qui étions demeurés de ce côté-ci. Y avait-il encore quelqu’un derrière la porte close de Muhammad De Jongh ? La question se faisait chaque jour plus obsédante. Et bientôt, les autorités ne purent plus ignorer l’agitation qui allait croissante. Quoi qu’il en coûte, il fallait savoir ce qui se tramait derrière cette porte. À huit heures zéro zéro, le 12 octobre, une brigade d’intervention spéciale se trouvait en position devant la porte de la chambre de Muhammad de Jongh. Le chef des opérations affichait un visage de fer, dur et sûr de lui. D’un mouvement presque imperceptible du menton, il indiqua la porte à l’un de ses hommes. Celui-ci se dirigea vers elle, actionna la poignée  à plusieurs reprises et, devant la porte qui demeurait close, se retourna vers le chef des opérations à qui il fit ostensiblement non de la tête. Alors, le chef des opérations répondit par un autre mouvement de menton et son homme, d’un coup de l’épaule droite, bref mais ferme, fit céder la porte dont la serrure minimaliste n’avait rien du bunker. Un autre signe de menton et trois autres hommes pénétrèrent dans la pièce où une odeur de cadavre en décomposition les attendait. La porte fut rapidement refermée et le petit attroupement qui s’était formé pour assister au théâtre des opérations dispersé. Depuis lors, les autorités ont tout fait pour étouffer l’affaire. Elles prétendent que Muhammad De Jongh a décidé de poursuivre le jeu d’acteur de ses rêves ailleurs, mais nous savons que c’est faux. Où serait-il allé ? Et moi, qui me trouvais sur les lieux lors de l’ouverture de la porte, j’ai vu ce qu’il y avait derrière. J’ai vu le sang répandu sur le lit et le sol de la chambre de Muhammad De Jongh. J’ai vu son cadavre suicidé. Certains racontent qu’il fit une découverte embarrassante pour les autorités et que c’est durant l’opération que les forces de la brigade d’intervention spéciale ont mis fin à ses jours en simulant un suicide, mais cela aussi est faux ; je le sais, je l’ai vu. Sur le mur à côté du lit qu’il avait installé dans le coin droit au fond de sa chambre, il y avait écrit en grosses lettres de sang ce simple mot : ASSEZ. C’est tout, et le mot était là avant que les forces de la brigade d’intervention spéciale n’enfoncent la porte. Et personne n’avait pénétré dans la chambre de Muhammad De Jongh depuis ce jour de septembre où il avait décidé de s’y enfermer pour rêver. Entre ceux qui n’osent pas en parler et ceux qui s’imaginent qu’on les manipule, personne ne cherche plus la vérité. Personne ne cherche jamais la vérité. Pourtant, moi, qui ai vu ce que j’ai vu, je crois savoir de quoi il en retourne. Il paraît que, parmi ses effets personnels, les forces de la brigade d’intervention spéciale ont découvert un carnet dans lequel il relatait ses expériences de rêves actifs. On raconte encore, parmi le cercle de ceux qui savent qu’il ne faut aborder ces questions qu’en murmurant afin que les mots ne sautent pas dans l’oreille d’un autre à qui on ne les chante pas, on raconte qu’il était parvenu à abolir la distinction entre le rêve et la veille et qu’accablé par la violence de ses visions, de ses hallucinations, qui n’étaient plus ni des visions ni des hallucinations, qui ne se confondaient pas non plus avec la réalité, mais étaient devenus des réalités en chair et en os, il n’avait plus d’autre solution pour trouver un peu de repos que d’en finir. Il choisit de s’ouvrir les veines à cause du côté dramatique de l’acte, le sang sur les murs ayant quelque chose de théâtral qui ne devait pas être pour lui déplaire en son ultime adieu. Qu’il ait réussi, que ce carnet existe, je le crois. Mais cela n’est pas suffisant : il faut que je mette la main sur son carnet. Pas pour tirer cette affaire au clair : quelle importance maintenant qu’il est mort ? Non, je crois que Muhammad De Jongh avait raison, mais qu’il n’était pas prêt pour ce qu’il s’apprêtait à affronter. Je crois que, fort de son expérience, je pourrais abolir, moi aussi, la différence entre le rêve et la veille, et ne pas être détruit, moi, contrairement à lui, et en tirer une grande force ; — la grande force.