Versez soixante-quinze centilitres d’eau dans une casserole et portez à ébullition. Coupez le feu. Mettez deux ou trois brins de thym, selon votre goût, mais guère plus, dans l’eau chaude, couvrez, et laissez infuser dix minutes. Pendant ce temps, pressez un demi-citron. Une fois les dix minutes écoulées, versez en la filtrant l’infusion dans un grand verre (conservez le supplément dans un récipient isotherme pour une éventuelle utilisation ultérieure), versez le jus de citron dans le verre. Ensuite, à l’aide d’une petite cuillère, prélevez du miel dans un pot et plongez la cuillère dans le verre où vous avez versé votre infusion de thym et votre jus de citron. Regardez le miel se diluer progressivement dans le liquide chaud. Ce spectacle, bien qu’infime, observez-le bien, n’est-il pas d’une beauté incroyable ? Remuez. Installez-vous dans un endroit calme où vous vous sentez bien. Buvez. Attention, c’est chaud. Le miel vient du pays de Lure. C’est mon ami Pierre Parlant qui m’en a offert un bocal, il y a quelques années de cela. Avec, le temps, il a pris une couleur caramel tirant sur le chocolat au lait aux reflets qui miroitent. Quand je compare cette recette à celle que j’ai notée ici même, il y a six ans jour pour jour, je constate une évolution majeure : l’infusion de thym a remplacé l’infusion de thé. Pour des raisons gustatives, principalement, mais aussi thérapeutiques, l’infusion de thym ayant des vertus anti-oxydantes et anti-inflammatoires. Et aussi pour des raisons sentimentales : le parfum qui émane de l’infusion de thym, son goût, ainsi que sa consommation chaude m’évoquent le souvenir de ma mère, qui cueillait du thym dans les calanques quand, j’étais enfant alors, nous allions nous y promener ensemble, le dimanche après-midi et que, au retour, quand il faisait un peu froid, l’hiver, elle en faisait infuser et que nous en buvions. « Souvenir proustien », l’expression m’est venue en effet à l’esprit, ce qui est imbécile : faut-il donc que tous les souvenirs de ce genre soient proustiens ? L’autre jour, j’ai croisé un homme et une femme qui discutaient, des touristes, manifestement, en marchant sur le boulevard, et j’ai entendu la femme dire que c’était bien d’avoir goûté tous ces plats traditionnels qu’on n’a plus l’habitude de manger (j’en inférai qu’ils étaient allés déjeuner dans une brasserie du quartier) et l’homme lui répondre que c’était sa madeleine. C’est tout ; il n’a même pas dit sa madeleine de Proust, non, simplement sa madeleine. J’ai tout d’abord pensé que c’était à cela qu’on reconnaissait les grands écrivains, au fait que les expressions qu’ils inventent passent dans le langage courant, et puis j’ai trouvé cette façon de parler, cette façon de dire simplement « ma madeleine » et pas « ma madeleine de Proust » assez désagréable, songeant (à tort peut-être) que le locuteur de l’expression n’avait sans doute jamais lu Proust, sinon, il aurait « ma madeleine de Proust » (mais peut-être était-ce tout le contraire, peut-être s’agissait-il de spécialistes de Proust en goguette, même si, toutefois, j’en doute), et à présent je me dis qu’il est dommage de ne pouvoir pas faire une expérience sans qu’elle passe systématiquement pas le filtre de la culture, laquelle, loin de nous rapprocher de notre expérience, nous en éloigne, voire nous en coupe. Dans son roman du même nom, Enrique Vila-Matas a décrit cette pathologique sous le nom de « mal de Montano », une maladie de littérature : qui s’en trouve atteint ne pense ni ne parle ni ne respire que par la littérature. Et, sans doute, ce mal, eussions-nous mieux fait de l’appeler le « mal de Vila-Matas », ou « vilamatassite », aiguë ou chronique, c’est selon, car c’est ainsi que les livres de Vila-Matas sont faits : des livres des autres auteurs qu’il admire. Ce mal, j’en fus moi-même atteint, en partie, du moins, comme tous les écrivains depuis des siècles, et je me souviens qu’un jour je décidai d’en guérir. Le récit de cette guérison occupe trois volumes, qu’il faudrait un jour réunir en un seul, récit à la fin duquel tout brûle. Après quoi, l’on respire mieux. Enfin, c’est ce que je crois.